Couverture de Le Christ philosophe



Jésus philosophe ? A l'image d'autre hommes de son temps, il n'a rien écrit, et son enseignement éclaire pourtant nos actes de tous les jours.
 

Pourquoi la démocratie et les droits de l’homme sont-ils nés en Occident plutôt qu’en Inde, en Chine, ou dans l’empire ottoman ? Parce que l’Occident était chrétien et que le christianisme n’est pas seulement une religion.
Certes, le message des Evangiles s’enracine dans la foi en Dieu, mais le Christ enseigne aussi une éthique à portée universelle : égale dignité de tous, justice et partage, non-violence, émancipation de l’individu à l’égard du groupe et de la femme à l’égard de l’homme, liberté de choix, séparation du politique et du religieux, fraternité humaine.
Quand, au IVe siècle, le christianisme devient religion officielle de l’Empire romain, la sagesse du Christ est en grande partie obscurcie par l’institution ecclésiale. Elle renaît mille ans plus tard, lorsque les penseurs de la Renaissance et des Lumières s’appuient sur « la philosophie du Christ », selon l’expression d’Erasme, pour émanciper les sociétés européennes de l’emprise des pouvoirs religieux et fonder l’humanisme moderne.

Frédéric Lenoir raconte ici le destin paradoxal du christianisme - du témoignage des apôtres à la naissance du monde moderne en passant par l’Inquisition - et nous fait relire les Evangiles d’un œil radicalement neuf.


Ce livre nous montre comment, malgré le contre témoignage des églises et des hommes qui nous gouvernent, cet enseignement imprègne profondément nos sociétés occidentales. Relativement facile à lire, il fait plus oeuvre historique que philosophique. Un texte pour tous ceux qui cherchent au moins une raison de croire que notre monde pourrait être meilleur.

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Auteur(s) :

Frédéric LENOIR
Frédéric Lenoir est philosophe, historien des religions et chercheur associé à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Directeur du magazine Le Monde des religions, il est l'auteur d'essais et de romans historiques qui ont connu un succès international. Ses ouvrages sont traduits dans vingt-cinq langues.

Références bibliographiques :

Plon, 2007, 312 p.

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Extrait :

Pages 7 à 11

Jésus face au Grand Inquisiteur


« L'action se passe en Espagne, à Séville, à l'époque la plus terrible de l'Inquisition, lorsque chaque jour s'allumaient des bûchers à la gloire de Dieu. » Ainsi débute l'épisode du Grand Inquisiteur, dans Les Frères Karamazov, le chef-d'œuvre de Dostoïevski. Bien que ne partageant pas la foi chrétienne de l'écrivain russe, Freud considérait ce roman comme « le plus imposant qui ait jamais été écrit » et l'histoire du Grand Inquisiteur comme « une des plus hautes performances de la littérature mondiale ».
Dans ce texte d'une vingtaine de pages, Dostoïevski raconte une légende : celle du retour du Christ sur terre, à Séville, au XVIe siècle. Il est apparu doucement, sans se faire remarquer, et, curieusement, tous le reconnaissent. « Silencieux, il passe au milieu de la foule avec un sourire d'infinie compassion. Son cœur est embrasé d'amour, ses yeux dégagent la Lumière, la Science, la Force, qui rayonnent et éveillent l'amour dans les cœurs. » Le peuple est comme aimanté et le suit dans l'allégresse. Il arrive sur le parvis de la cathédrale et ressuscite une petite fille que l'on s'apprêtait à enterrer. C'est alors qu'arrive le cardinal Grand Inquisiteur, le maître des lieux, qui a déjà fait brûler une centaine d'hérétiques en cette même place. « C'est un grand vieillard, presque nonagénaire, avec un visage desséché, des yeux caves, mais où luit encore une étincelle. » Il a tout vu : l'arrivée de l'homme, la foule en liesse, le miracle. Il donne l'ordre de faire arrêter le Christ. « Si grande est sa puissance et le peuple est tellement habitué à se soumettre, à lui obéir en tremblant, que la foule s'écarte devant ses sbires. » On enferme le prisonnier dans une étroite cellule du bâtiment du Saint-Office. À la nuit tombée, le Grand Inquisiteur vient lui rendre visite, seul. « C'est Toi, Toi ? l'apostrophe-t-il. Pourquoi es-tu venu nous déranger ? » Le prisonnier ne dit rien. Il se contente de regarder le vieillard. Alors celui-ci reprend : « N'as-tu pas dit bien souvent : '' Je veux vous rendre libres. '' Eh bien ! Tu les as vus les hommes '' libres '', ajoute le vieillard d'un air sarcastique. Oui cela nous a coûté cher, poursuit-il en le regardant avec sévérité, mais nous avons enfin achevé cette œuvre en ton nom. [...] Sache que jamais les hommes ne se sont crus aussi libres qu'à présent, et pourtant, leur liberté, ils l'ont humblement déposée à nos pieds. »
Puis le cardinal explique à Jésus qu'il n'aurait jamais dû résister aux trois tentations diaboliques : changer les pierres en pains, se jeter du haut du pinacle du Temple et demander aux anges de le sauver, et accepter de régner sur tous les royaumes du monde (Matthieu, 4, 1-11). Car, poursuit-il, il n'y a que trois forces qui peuvent subjuguer la conscience humaine : le miracle, le mystère et l'autorité. « Et toi tu veux aller au monde les mains vides, en prêchant aux hommes une liberté que leur sottise et leur ignominie naturelle les empêchent de comprendre, une liberté qui leur fait peur, car il n'y a, et il n'y a jamais rien eu, de plus intolérable pour l'homme et pour la société! [...] Il n'y a pas, je te le répète, de souci plus cuisant pour l'homme que de trouver au plus tôt un être à qui déléguer ce don de la liberté. [...] Là encore tu te faisais une trop haute idée des hommes, car ce sont des esclaves. [...] Nous avons corrigé ton œuvre en la fondant sur le miracle, le mystère, l'autorité. Et les hommes se sont réjouis d'être de nouveau menés comme un troupeau et délivrés de ce don funeste qui leur causait de tels tourments. [...] Demain, sur un signe de moi, tu verras ce troupeau docile apporter des charbons ardents au bûcher où tu monteras, pour être venu entraver notre œuvre. »
L'Inquisiteur se tait. Il attend avec nervosité la réponse du prisonnier qui l'a écouté pendant des heures en le fixant de son regard calme et pénétrant.
« Le vieillard voudrait qu'il lui dise quelque chose, fût-ce des paroles amères et terribles. Tout à coup, le prisonnier s'approche en silence du nonagénaire et baise ses lèvres exsangues. C'est toute la réponse. Le vieillard tressaille, ses lèvres remuent; il va à la porte, l'ouvre et dit: "Va-t'en et ne reviens plus... plus jamais ! " Et il le laisse aller dans les ténèbres de la ville. »

Une incroyable perversion


Cette légende du Grand Inquisiteur traduit en termes romanesques ce que fut en certains points essentiels la réalité de l'histoire du christianisme, une inversion radicale des valeurs évangéliques. Dostoïevski met l'accent sur ce qui lui semble le plus important dans cette trahison : le message de liberté du Christ a été rejeté par l'Église, au nom de la faiblesse humaine, afin d'asseoir son pouvoir. Il entend montrer que l'institution ecclésiale a cédé aux tentations diaboliques auxquelles Jésus avait su résister. Au cours de son histoire, elle a progressivement succombé à la tentation d'aliéner les consciences humaines en apportant aux hommes ce qu'ils désirent le plus : le miracle, le mystère et l'autorité. En d'autres termes, elle leur a offert la sécurité, sous les trois formes du miracle du pain (elle les nourrit et prend soin de leurs besoins vitaux), du mystère qui fonde sa légitimité et rassure (le dogme) et d'un pouvoir incontestable qui apporte l'ordre. Ce faisant, elle les a aliénés, avec leur consentement, dans la certitude d'agir pour leur bien. Le choix de l'interlocuteur du Christ imaginé par Dostoïevski n'est évidemment pas neutre. Car l'Inquisition, c'est cette incroyable perversion, en opposition radicale avec le message des Évangiles et même totalement inconcevable aux temps héroïques de l'Église primitive, à laquelle arrive progressivement l'institution au fil des siècles: torturer et tuer des gens pour leur bien, au nom de la charité chrétienne.
Bien sûr, l'histoire du christianisme ne se résume pas aux bûchers de l'Inquisition, ni aux conversions forcées, ni aux États pontificaux, ni aux croisades, ni à la débauche sexuelle des papes de la Renaissance ou aux prêtres pédophiles actuels, ni à la condamnation de Galilée, ni au massacre des Juifs et des païens. L'histoire du christianisme, c'est aussi celle des évêques qui créent des asiles pour recueillir les pauvres et les malades, des martyrs qui refusent d'abjurer leur foi, des moines qui renoncent à tout pour prier pour le monde, des saints qui embrassent les lépreux et consacrent leur vie aux plus démunis, des bâtisseurs de cathédrales et des chefs-d'œuvre artistiques inspirés par la foi, des missionnaires qui créent des écoles et des dispensaires, de savants théologiens qui fondent des universités, des simples et innombrables fidèles qui pratiquent le bien au nom de leur foi. J'y reviendrai au cours cet ouvrage. Mais tout ce que les chrétiens et l'Église ont fait de bien en ce monde ne pourra jamais supprimer le scandale et l'interrogation face à la pratique inquisitoriale mise en œuvre et légitimée pendant cinq siècles. Cette subversion des valeurs -appeler un bien. « mal » et un mal « bien »- à des fins de pouvoir est pire que de dire « Je vais te tuer parce que je te considère comme dangereux pour moi ou pour l'idéologie dont je suis le gardien. » Un régime autoritaire ou totalitaire est toujours détestable. Les Grecs et les Romains persécutaient ceux qui refusaient de rendre un culte aux dieux de la cité ou aux empereurs; l'islam conquérant ne s'est pas privé d'humilier ou de tuer les infidèles qui refusaient de se soumettre à la loi islamique. Hitler a éliminé sans scrupules des millions de Juifs pour des motifs raciaux, leur déniant toute humanité. La liste des victimes des totalitarismes et de l'intolérance est longue. Mais il y a une perversion spécifique à l'Inquisition : on torture des corps pour le bien des âmes ; on viole les consciences au nom de la sauvegarde de leur liberté.

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Pages 20 - 23

Le Christ philosophes


Ce paradoxe constitue le thème majeur du livre. Dans un essai qui a fait date, Le Désenchantement du monde, Marcel Gauchet a montré comment le christianisme a été historiquement la « religion de la sortie de la religion ». Je reprendrai ici à ma manière cette thèse capitale qui permet de comprendre qu'il est erroné de vouloir opposer le christianisme à la modernité. On peut certes opposer la modernité à l'institution catholique qui a lutté contre l'émancipation de la société de sa tutelle, mais certainement pas au message des Évangiles et à certains de ses développements historiques et intellectuels, comme l'ont d'ailleurs souligné avant Gauchet des penseurs comme Tocqueville, Weber et même Nietzsche ! Cette réflexion sur le message éthique du Christ et sur son rôle-clef dans l'avènement de la modernité occidentale nourrit de manière singulière les débats actuels sur le christianisme. Elle éclaire la question du rôle de la religion chrétienne dans la construction de l'identité européenne (le débat sur les « racines chrétiennes» de l'Europe), mais aussi celle sur l'avenir du christianisme en Occident.
Un mot à propos du titre quelque peu paradoxal du livre : Le Christ philosophe. Comment peut-on associer la philosophie, discipline qui renvoie dans notre univers culturel à la connaissance par les seuls efforts de la raison, au « Christ », personnage qui a délivré son message en référence constante à Dieu ? L'objection est évidente, et je l'accepte pleinement. La philosophie chrétienne est, à strictement parler, un non-sens. Lorsqu'elle se lie à la foi, la philosophie devient servante de la théologie et perd son statut de philosophie. En même temps, le message de Jésus peut être lu à plusieurs niveaux. On a surtout retenu la dimension religieuse : Jésus est un réformateur du judaïsme ou le fondateur de la religion chrétienne. En réalité, le Christ a surtout initié une nouvelle voie spirituelle fondée sur la rencontre avec sa propre personne. Mais il a aussi transmis un enseignement éthique à portée universelle : non-violence, égale dignité de tous les êtres humains, justice et partage, primat de l'individu sur le groupe et importance de sa liberté de choix, séparation du politique et du religieux, amour du prochain allant jusqu'au pardon et à l'amour des ennemis. Cet enseignement est fondé sur la révélation d'un Dieu amour et s'inscrit donc dans une perspective transcendante. Il n'en demeure pas moins qu'il s'inscrit aussi dans une profonde rationalité. Ce message éthique est une véritable sagesse, au sens où l'entendaient les philosophes grecs. À telle enseigne que les philosophes des Lumières sont parvenus à émanciper les sociétés européennes de l'emprise des Églises en prenant appui sur cet enseignement, leur projet rationnel d'une morale laïque et des droits de 1'homme apparaissant finalement comme une éthique chrétienne sans Dieu et décléricalisée. Pour bien faire apparaître dans le titre de cet ouvrage le fait que j'entendais présenter au lecteur le message le plus universel du Christ, une sagesse qui dépasse largement le cercle des croyants et le catéchisme des Églises, il m'est apparu opportun de présenter le Christ sous les trait du philosophe. Car n'est-il pas tout à la fois un prophète juif, un thaumaturge et un grand sage dans la ligné du Bouddha et de Socrate ? Les croyants ajouteront : Fils de Dieu.
Je ne suis pas le premier, bien évidemment, à considérer le Christ aussi comme un philosophe et à parler de son message le plus universel comme d'une philosophie. J'ai découvert la formule « philosophie du Christ » il y a quelques années, sous la plume d'Érasme. J'écrivais un roman dont l'action se situe au XVIe siècle et je cherchais un modèle historique pour l'un de mes personnages, emblématique de l'humanisme de la Renaissance. La figure d'Érasme s'est naturellement imposée. Je n'avais fait que survoler sa pensée lors de mes études de philosophie. Je me suis donc plongé dans ses œuvres complètes. Comme presque tous les penseurs de son époque, Érasme est inclassable selon nos catégories universitaires actuelles : né aux Pays-Bas, mais ayant inlassablement parcouru l'Europe, profondément catholique et viscéralement anticlérical, à la fois philosophe, théologien, grammairien, pamphlétaire, il affirme qu'on ne peut sérieusement étudier le Nouveau Testament sans parler le grec, le latin et l'hébreu ! Bref, c'est un érudit touche-à-tout qui entendait embrasser le savoir universel... ce qui était presque encore possible à son époque. Il utilise pour la première fois cette formule de « philosophie du Christ » - qu'il emprunte aux pères apologistes alexandrins du IIe siècle - dans une lettre à Paul Volz. Il évoque un projet de pédagogie humaniste qui viserait à rendre accessible l'essentiel du christianisme sans avoir recours à tous les arguments théologiques qui le compliquent : la philosophie du Christ.
Le présent ouvrage commençait à germer dans mon esprit et j'ai songé que la partie consacrée à l'exposé du message fondamental de Jésus - par-delà les expressions et les commentaires théologiques qui l'alourdissent - faisait bien écho au projet d'Érasme. De plus, la référence à Érasme sonne juste par rapport à mon propos, qui consiste à montrer comment la parole évangélique est revenue se planter au cœur de la modernité dans une perspective humaniste.
 

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Pages 29 à 31
Certes, nous n'avons pas de preuve scientifique absolue de son existence, comme il peut y en avoir par exemple pour Jules César, à travers des monnaies, des traces archéologiques et des textes très variés. Néanmoins, suffisamment d'éléments permettent d'affirmer l'existence bien réelle d'un Juif nommé Jésus, probablement né à Nazareth en Galilée (et non à Bethléem en Judée) quelques années avant le début de notre ère (et non en l'an 0), crucifié à Jérusalem sous Ponce Pilate, dans les années 30, après une courte vie publique dont les grandes lignes sont rapportées par des sources chrétiennes, notamment testamentaires, mais aussi par quelques sources non chrétiennes, voire des sources hostiles au Nazaréen. Aucun chercheur reconnu n'affirme la thèse inverse, qui pose en effet beaucoup plus de problèmes à résoudre pour expliquer comment une telle histoire aurait pu être inventée de toutes pièces, par autant d'acteurs différents et avoir un tel impact. Les membres de l'Union rationaliste, dernier bastion scientiste à affirmer que Jésus est un personnage mythique, ont beau pointer les contradictions contenues dans les diverses sources chrétiennes pour expliquer que tout cela n'est qu'une fable inventée par l'Église naissante, leur argument se retourne finalement contre eux. Si on avait voulu inventer une fable, on l'aurait rendue cohérente ! On n'aurait pas « inventé » des contradictions entre les quatre Évangiles ! Et pas seulement les contradictions, mais aussi tant de paroles gênantes, incompréhensibles, dérangeantes pour toute institution religieuse, comme je le montrerai plus loin. Et puis quelle idée d'inventer une religion fondée sur un échec aussi flagrant que celui de Jésus: mourir crucifié et abandonné par ses propres disciples. Cela peut nous paraître aujourd'hui admirable, ou émouvant, parce que nos consciences sont imprégnées de christianisme, mais à l'époque c'était à proprement parler incroyable., et même scandaleux, qu'un prétendu envoyé de Dieu ait pu avoir un tel destin.
Le fait que l'Église n'ait pas osé toucher à ces textes qui remontent par la tradition orale aux témoins oculaires du Christ, montre qu'elle les considérait comme véridiques. Les contradictions des sources sur la vie de Jésus - qui ne changent rien à l'essentiel de sa vie et de son message - plaident finalement davantage en faveur de son existence historique et de la relative fiabilité des sources (il peut y avoir des failles de mémoire des témoins, des interprétations divergentes des événements, des ajouts à visée apologétique) qu'en faveur du complot de l'Église. Pour le dire en un mot: la thèse de l'invention totale est beaucoup plus irrationnelle que celle de la réalité de l'existence historique du Christ.
L'image du Jésus historique qui s'est progressivement dessinée sous la plume des historiens a-t-elle brouillé celle du Jésus de la foi ? Les théologiens préfèrent dire qu'elle l'a éclairée de lumières nouvelles, pour reprendre les mots de l'exégète Ernst Käsemann lors d'une conférence donnée en Allemagne, en 1953, devant un public effarouché par l'audace de ses thèses. Trois ans plus tôt, en France, Maurice Goguel notait, dans son Jésus : « L'histoire a pour seule fonction de constater les faits et de chercher à découvrir les liaisons qu'il y a entre eux. Elle n'a pas compétence pour en donner une explication dernière. Cela n'exclut aucunement qu'il y ait un autre point de vue auquel il puisse être aussi légitime de se placer pour chercher une explication dernière. L'homme religieux la trouve dans l'idée d'une intervention de Dieu. L'histoire n'est aucunement fondée à lui en contester le droit, pas plus qu'elle n'est capable de justifier la position qu'il prend. »

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Pages 216 à 218
Au fur et à mesure de ses déconvenues - exil à Babylone, invasion romaine, destruction du Temple et dispersion en diaspora - le peuple élu aura tendance à se replier autour de son bien le plus précieux - la Torah, les cinq premiers livres de la Bible - et à lui accorder un statut de texte révélé par Dieu dans ses moindre mots. D'où la tentation d'une lecture fondamentaliste déjà critiquée par Jésus à son époque et contournée ensuite par certains rabbins qui chercheront à mettre au jour la multiplicité des sens des Écritures, que l'absence de voyelles de la langue hébraïque facilite grandement (la même racine consonantique peut donner plusieurs mots très différents). De même, dans le christianisme, les autorités religieuses considéreront jusqu'à la Réforme qu'elles ont le monopole de l'interprétation, ce qui limitera la liberté des théologiens. Il n'en demeure pas moins que l'effort interprétatif sera constant tout au long de l'histoire du christianisme.
Mieux, le message évangélique encourage le croyant à aller plus loin que la lettre du texte. Comme nous l'avons vu, Jésus critique ceux qui lisent le texte à la lettre au lieu de tenter de le comprendre selon l'esprit. Or, une interprétation selon l'esprit oblige chaque croyant à faire un effort personnel, à engager sa raison pour mieux comprendre l'intention de Dieu derrière la lettre du texte. Une parole du Christ aura une importance capitale dans l'histoire de la pensée chrétienne: « J'ai encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le porter à présent. Mais quand il viendra lui, l'Esprit de vérité, il vous guidera dans la vérité tout entière » Jean, 16, 12-13).

On comprend mieux pourquoi Jésus n'a pas écrit lui-même : son texte aurait nourri le fondamentalisme alors qu'il entendait le dépasser et sans doute montrer qu'aucun texte n'est définitif, car aussi universel qu'il puisse prétendre être, il n'en demeure pas moins lié à un contexte donné. Il limite donc sa parole à ce qui peut être à peu près compris par ses interlocuteurs et, plutôt que de la graver dans le marbre, annonce que l'Esprit divin conduira au fil du temps les croyants vers des horizons de connaissance et de compréhension plus larges et plus profonds encore.
Les Écritures chrétiennes portent donc, dans leur lettre même, la possibilité d'un progrès. Elles affirment que la Révélation n'est pas close, que tout n'est pas dit. Elles engagent le fidèle à chercher, avec l'assistance de l'Esprit-Saint, plus loin que le texte. On comprend dès lors l'incroyable travail de production théologique qui a animé les disciples du Christ tout au long des siècles. Or, et c'est là le point capital, ce travail s'appuie sur la raison. Certes une raison mise au service de la foi, mais une rationalité quand même, qui ne cesse de se développer et de s'aiguiser dans cet incessant effort d'interprétation des Écritures, de tentative de résolution de leurs contradictions et surtout de pousser jusqu'au bout leurs potentialités. C'est pourquoi les premiers théologiens -à commencer par l'auteur du quatrième Évangile- vont puiser dans l'héritage de la philosophie grecque (les Grecs qui ont inventé l'idée de progrès de la raison) afin d'approfondir et d'expliciter rationnellement les Écritures. Dès le IIe siècle, les Pères de l'Église qui vivent à Alexandrie -alors la véritable capitale intellectuelle du monde antique- ne cessent de faire l'éloge de la raison et ce sont eux qui inventent l'expression de «philosophie du Christ. (philosophia Christi) pour parler de la théologie naissante. Clément d'Alexandrie (150-220) établit ainsi la continuité entre la raison des Grecs et la parole du Christ: « Si, de façon générale, toutes les choses nécessaires et davantage encore est donnée aux Grecs comme une Alliance propre à eux, étant un échelon de la philosophie du Christ »)