Préface
« Jésus enseigne le désir et y entraîne »… écrivait Françoise Dolto
dans
L'Évangile
au risque de la psychanalyse, tome I.
Dans ce deuxième livre, Françoise Dolto nous fait part, d'une manière
plus méthodique, de cette découverte qui résonne continûment en elle:
Jésus entraîne au désir et non à une morale.
Elle nous montre la découverte du désir et son angoisse, la vie du
désir et ses éclats de rire, la palpitation du désir et ses
tâtonnements, la marche du désir et les confins de la loi... et, avec
Jésus-Christ ressuscité, éveillé à une vie autre, Françoise Dolto nous
montre la vie du désir qui frémit toujours par-delà les frontières de
la mort.
Mais, qu'est-ce qu'un désir, toujours présent, toujours ailleurs...
jamais atteint ?
Connaissez-vous le jeu du « pousse-pousse » ? Le pousse-pousse est un
rectangle dans lequel figurent les lettres de l'alphabet inscrites sur
de petits carrés mobiles. L'ensemble revêt l'aspect des mots croisés.
Mais il y a un vide, il y a un carré vide, sans lettre, un trou, une
absence, un manque de lettre, un manque de carré.
Grâce à ce vide, à ce manque, on peut bouger les autres lettres, une à
une et ainsi former des mots. Grâce à ce vide, ça fonctionne. Tout le
jeu du pousse-pousse fonctionne autour de ce manque.
Il en est de même pour nous. Nous avons un vide, un manque qui appelle.
Un manque qu'il nous faut combler mais qui, une fois comblé, est
ailleurs, toujours ailleurs. Comme dans le jeu du pousse-pousse, quand
nous déplaçons une lettre vers l'espace vide, celui-ci est
ailleurs.
Tantôt appelé besoin, tantôt appelé désir, nous essayons de le
combler... ce manque.
Qu'est-ce qu'un besoin ? Le plus fondamental est celui de respirer:
N'est-il pas le premier. besoin qui se manifeste a notre naissance ? On
a besoin d air. A chaque seconde, ce besoin se fait sentir. Si ce
besoin est comblé, nous voilà satisfaits. S'il ne peut être contenté,
l'angoisse surgit car se profile la mort.
Un autre besoin moins immédiat que celui de respirer est le besoin de
manger. Nous avons besoin d'un objet, le pain, par exemple, pour
apaiser notre faim, pour satisfaire notre besoin de manger, pour emplir
ce trou, ce « creux » de l'estomac.
Mais, bien vite, en plus du pain, nous avons envie de bonne chère, de
vin, d'une certaine ordonnance du repas, d'une certaine présence, de
conversations, nous « désirons » une « convivialité » : une
communication avec d'autres autour de la table.
Nous passons, vous le voyez, de la consommation à la communion. Nous
passons du besoin de manger au désir de communiquer.
Le besoin nous met en relation avec un objet prometteur de plaisir et
autre que nous.
Quand le besoin apparaît incapable de combler une vie, nous mine alors
la dépression... car le désir et son abîme se découvrent, mais nous ne
percevons pas ce désir et son gouffre, trop démunis et aveuglés que
nous sommes encore pour un temps.
Le désir est une rencontre inter-psychique avec un autre. C'est une
dynamique, un élan. une source qui nous pousse dans la vie, à la
recherche des autres qui nous appellent aussi. Ce n'est jamais fini.
Hélas, parfois aussi cet élan vers le manque à combler, manque toujours
autre ou toujours ailleurs, peut retomber dans une espèce de bégaiement
ou de répétition...
Nous reproduisons toujours les mêmes gestes pour éviter d'inventer
autre chose et d'approfondir le sens de notre vie. Machine à
répétition, à play-back, nous « comblons » ainsi notre vide.
Par peur du gouffre et de son vertige, nous faisons des redites. Echo
d'une trouvaille ou d'une aventure qui fut unique et naguère
passionnante, notre rengaine d'aujourd'hui radote nos batailles, notre
souffrance et nos joies d'hier.
Au lieu de parler « juste », nous discourons, nous bavardons « pour ne
rien dire ». Au lieu d'être inventifs, créateurs, nous nous en tenons à
ce qui a fait ses preuves. Au lieu d'être attentifs, par exemple, à
l'éveil de nos enfants, nous préférons parler d'eux ou assister à des
réunions, des meetings, à des symposiums, à des travaux qui préparent
leur avenir ou... l'avenir des enfants des autres ! Nous savons ainsi
des choses sur eux mais rien de ce qui, de leur vie, interroge la nôtre.
Toutes ces activités nous « dispensent » d'éprouver le manque qui nous
constitue : « on ne manque de rien ! » (
1).
Oui, ce qui, du désir, se répète choit dans le besoin: on a alors
besoin, par exemple, de réunions comme on a besoin de mangeaille !
Ce qui ne veut pas dire que les habitudes, les recommencements, les
reprises ne peuvent être des occasions de renouvellements.
Ils sont changement ou renouveau si le désir anime ces habitudes... si
ces habitudes sont canaux ou barrages qui forcent le désir à
s'approfondir, à s'obstiner, à grandir... Le poète ne l'a-t-il pas
compris qui dit :
« Cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse et le repolissez... »
Le désir, qu'il s'exprime dans de perpétuelles innovations ou qu'il
sourde d'habitudes ou de traditions, est toujours nouveau, toujours
plus profond, toujours ailleurs.
Le désir c'est l'élan vers l'indescriptible qui est toujours hors de
portée, qui est toujours manquant... Il nous fait vivre dans
l'inachèvement et la contradiction.
L'inachèvement et la contradiction font partie de notre humaine
condition. Peu rassurants, ils nous invitent à vivre dans « l'écart »,
dans la, faille, dans la faim, dans un état de manque. Ni tare, ni
maladie, ni péché, c'est notre manière d'être, elle fait « vibrer la
note de l'Absolu au cœur de l'éphémère et de l'incertain », comme
l'écrit René Gaillard.
Le désir ne serait-il pas spirituel ?
Être riche de l'autre, que je désire, est impossible, appréhender
l'autre est illusion. L'autre toujours échappe : son altérité est
radicale. L'autre est insaisissable. Fondamentalement autre.
Pour nous satisfaire pendant un long temps, l'autre est inutilisable !
Rien ni personne ne peut contenter le désir.
Toujours le désir nous stimule à aller plus loin, à aller, comme
l'enfant prodigue, toujours au-delà des jouissances auxquelles nous
pensons être appelés...
Dans ce livre, nous exposons l'esquisse de la manière dont, dans les
Évangiles, « Jésus enseigne le désir et y entraîne ».
Gérard Sévérin
(
1)
Le temps du désir, Denis Vasse, Seuil. Ce petit livre est
passionnant.
Pages 7 à 11