Résurrection du
fils de la veuve de Naim
Évangile selon saint Luc
Lc 7,11-16
En ce temps-là, Jésus se
rendait à une ville appelée
Naim. Ses disciples et une foule nombreuse marchaient à sa suite.
Comme
il arrivait
près de la porte de la ville, il se trouva qu'on emportait un mort,
fils unique
de sa mère, et celle-ci était veuve : beaucoup de gens de la
ville
l'accompagnaient.
Le Seigneur, l'ayant vue,
fut touché de compassion pour
elle, et lui dit: « Ne pleure pas. » Puis.
s'étant approché, il
toucha le cercueil. Ceux qui
le portaient s'arrêtèrent. Et il dit: « Jeune
homme. lève-toi, je te
l'ordonne. » Aussitôt, le mort se mit sur
son séant et commença à
parler. Et Jésus le rendit à sa mère. Tous furent saisis de crainte et
ils
glorifiaient Dieu, en disant: « Un grand prophète
a paru parmi nous et
Dieu a visité son peuple. »
Dans
ce récit, Jésus voit cette foule de pleureuses et d'hommes
gémissants qui entoure un cercueil où gît un jeune garçon. Sa mère
suit,
accablée de chagrin. Elle est veuve, sans famille. Jésus s'approche.
Que
disent-ils au milieu de leurs sanglots ? Que murmurent leurs
mines consternées ? « C'est son fils unique, son garçon, qui est mort,
son soutien de famille. Il était son bâton de vieillesse. Le malheur
est sur elle, veuve qu'elle était déjà. La pauvre femme, Dieu n'a-t-il
pas pitié ? Qui peut voir pareille douleur ? Son petit lui est, par la
mort, arraché. Que va-t-elle devenir ? Il ne lui reste plus rien... La
voilà comme stérile à nouveau ! » Jésus est ému de compassion. « Ne
pleure pas », dit-il à la femme. Il s'approche, touche le cercueil du
garçon, les porteurs s'arrêtent.
Nous pouvons, nous qui lisons ce texte aujourd'hui, nous imaginer le
saisissement de la femme, de la mère. Son visage est tendu. Ses yeux
dont l'expression est profondément renouvelée, sortent de leur bain de
larmes, noyés qu'ils étaient, et sont encore, dans les ténèbres de son
cœur. Un pli se creuse entre. ses sourcils. Elle fixe cet homme qui
dérange le déroulement prévu de la scène où elle joue son rôle
important et pitoyable de mère éplorée. Arrêtée, elle tend son chef et
son cou vers l'homme qui a parlé, muette, dans l'expectative de ce qui
arrive d'étrange. Dans le vécu de cette scène, il y a là un moment qui
est fantastique.
G.S. : Vous venez de raconter ce qu'on peut imaginer.
F.D. : Oui, en lisant ce texte de l'Évangile, j'imagine la scène.
G.S. : N'y aurait-il pas intérêt à rester près du texte, du symbolique,
sans y mettre l'imaginaire ?
F.D. : Peut-être n'avons-nous pas le droit d'extrapoler avec
l'imaginaire et devons-nous rester dans ce que les mots disent. Mais je
sais que tout ce que nous lisons, tout ce qui est dit en mots, a
fatalement en écho référence à notre être tout entier. Et si, donc,
nous voulons nous abstraire de l'imaginaire, c'est qu'alors nous
vouIons abstraire notre corps et notre cœur du message que les
évangiles apportent.
G.S. : Comment les mots, les pensées et l'imaginaire sont-ils en
rapport ?
F.D. : Si penser ou réfléchir n'est pas le fait de l'imaginaire, il est
certain aussi que penser n'est pas sans rapport avec l'imaginaire. Dès
notre enfance, nous appréhendons aussi par l'imaginaire le monde qui
nous entoure, nous le peuplons d'êtres imaginaires. Puis, nous
découvrons que le monde n'est jamais ce que nous imaginons qu'il est.
La réalité du monde se découvre quand nous nous heurtons à lui, quand
il y a choc, rupture, brisement. Alors nous savons que le monde n'est
pas tel que nous l'imaginons.
Autrement dit, nous ne pouvons approcher, cerner la réalité
directement. Nous ne pouvons la rejoindre que par la médiation,
l'entremise de l'imaginaire. De cette médiation nous ne pouvons faire
l'économie. Il est certain que, pour chacun de nous, penser, parler et
imaginer font partie de notre être, de notre vie. Notre imaginaire fait
partie de nous. C'est aussi avec lui donc, que nous devons approcher,
cerner la lecture des évangiles.
G.S. : Mais alors... l'idéal serait d'avoir des... hallucinations
évangéliques !
F.D. : Non, bien sûr. La rencontre de mon imaginaire avec la réalité
provoque - comme je viens de le dire - un phénomène de cassure, de
faille. Je suis donc obligée de sortir par moments de mon imaginaire,
de mes rêveries, de mes illusions, parce que je rencontre l'irruption
de la réalité qui vient instituer en moi une séparation, qui me féconde
et m'enrichit.
Ainsi, moi qui suis femme, je me projette plus facilement dans cette
femme qui subit une castration, une séparation, une rupture qu'elle
refuse et qu'elle veut remplacer par toute la « cuisine » sociale d'un
enterrement qui la fait plaindre par tout le monde.
G.S. : Tout bien considéré, la lecture des évangiles est une
projection, c'est-à-dire qu'une scène décrite dans les évangiles vous
donne la possibilité d'attribuer vos sentiments à un ou deux
personnages et ainsi, éventuellement, de mieux vous connaître.
F.D. : Oui, vous avez raison, je me représente la scène comme si j'y
étais. Cet imaginaire qui est celui de la lectrice que je suis,
n'implique pas que chacun va avoir le même imaginaire que moi. Mais je
crois que ce qu'il y a d'unique dans les textes bibliques, c'est que
chacun de nous peut y projeter son imaginaire afin que le message
symbolique lui parvienne. Si le message symbolique contenu dans les
mots passe sans qu'il y ait participation de notre être et donc de
notre corps et du vécu de chacun, je pense qu'alors ces textes
n'apportent pas la vie à notre corps, à notre esprit, à notre cœur.
Ce que le message du Christ nous dit, c'est que toute sa parole doit
s'incarner, doit prendre chair, et ceci jusque dans les pulsions
partielles (1). Quel que soit son âge, quel que soit son désir, son
niveau de souffrance et son évolution psychique, chacun peut se
projeter. La clé de la lecture des évangiles, c'est qu'il faut se
projeter pour recevoir (2). Si l'on reçoit sans avoir rien projeté de
son imaginaire, c'est une fausse réception. C'est une réception
d'intellectuel. Le contenu vivifiant, le contenu mutant des paroles
bibliques est privé des avenues qui peuvent véhiculer l'effet créatif
dans le lecteur.
G.S. : D'après ce que vous dites, il ne suffit pas de se projeter dans
la scène évangélique, il ne suffit pas d'imaginer, il doit y avoir
réponse fructueuse ou heurt, ou fracture fertile aussi.
F.D. : Par exemple, l'arrivée du Christ me fait penser: « De quoi se
mêle-t-il celui-là ? Qu'est-ce qu'il vient déranger dans le processus
réglé d'avance, où moi la femme-mère j'ai un rôle à jouer, où le
fils-cadavre joue son rôle et où finalement tout est bien comme cela ?
Et voilà la vérité du Christ qui vient caramboler la réalité. Je suis
en train d'imaginer, je suis en train de me conformer à un processus
social et tout à coup, voilà le réel qui fait irruption, dans la
réalité, voilà une parole absolument surprenante, inattendue, insolite.
C'est tout le corps de cette femme, tout son être qui est bouleversé
par quelqu'un qui se permet de transgresser les règles du déroulement
d'une cérémonie.
G.S. : Un homme peut se voir à la place du gars mort...
F.D. : Il peut se projeter dans la femme aussi, il peut se projeter
dans les porteurs. Pourquoi ne pas mettre nos projections dans la
lecture de la Bible, tout en se référant au véritable texte ? C'est
tout à fait différent de l'exégèse qui cherche à établir le véritable
texte.
G.S. : Donc, pour vous, peu importent les mots, l'important c'est ce
que vous y mettez.
F.D. : Je ne dis pas peu importe. Il faut que les mots restent les
mêmes dans un texte: c'est le point de référence, la pierre de touche.
Quand il les lit, chacun vit ce qu'il en éprouve, mais, si chaque fois
que quelqu'un avait lu un écrit, il en modifiait le texte, celui-ci
deviendrait du chewing-gum. On n'aurait plus de texte du tout. Au
contraire, ce texte des évangiles est capable de réveiller chez chacun
un imaginaire différent, en rapport avec ce qu'il a vécu dans sa propre
vie et, parce que ce document ne change pas, il est un point de repère
sur lequel notre imaginaire peut se projeter et se heurter.
G.S. : Certains lisent les évangiles avec une grille « matérialiste ».
F.D. : Oui, d'autres avec une grille « structuraliste », pourquoi pas,
mais c'est un autre travail. Vous savez, chacun a lutté contre le
manque de son désir, chacun a essayé de combler les lacunes de ses
espoirs, il possède ainsi un acquis, c'est-à-dire une culture, un
savoir, une technique. Avec sa culture, avec son capital d'expériences,
chacun va aborder les textes bibliques, et en les abordant de
différentes manières, ce qu'il étudie prend un sens nouveau, et, parce
que l'Esprit passe à travers ce texte, quelque chose en lui de nouveau
peut s'y éveiller.
1. Quand un sujet
désire communiquer avec un autre sujet. son désir passe par
l"intermédiaire des pulsions partielles: le voir, le toucher,
l'entendre, etc. Le désir passe par le canal, par le truchement, des
parties du corps qui prennent contact soit directement, soit
indirectement avec autrui par le langage. Ces pulsions de désir donnent
du plaisir. La vue, l'ouïe. le toucher donnent un plaisir partiel. On
dit. désir partiel. pour des plaisirs partiels. On dit. désir total.
pour le contact total avec un autre.
Ainsi, dans l'Eucharistie, on rencontre une personne totale et, en même
temps. cette rencontre nourrit nos pulsions partielles de faim, soif,
manger, boire... pulsions orales, cannibales - mais pas seulement -,
désir qui vise un avoir, un prendre. un savoir, un pouvoir, etc.
2. Mt 5, 25-34. L'exemple de l'hémorragique nous le montre. Jésus est
bousculé : des gens voulaient le toucher. Mais une seule personne
projetait sur lui son désir. C’est par elle seule qu'il a été touché.