Couverture - All my jazz
All my jazz



Une histoire du jazz par la petite fenêtre de l'anecdote. Au gré des pages, nous rencontrons des hommes et des femmes, souvent pas très recommandables, parfois connus, souvent ignorés, toujours illustres. C'est dit sur le ton haché, le style direct d'un Jean-Christophe AVERTY, sans la voix nasillarde. Si vous disposez d'(encore) un peu de place dans votre médiathèque, vous pourrez compléter vos compétences jazzistiques à l'aide des nombreuses références incluses dans ce livre.

Depuis ses débuts, le jazz déclenche les avis contraires. Traditionnels et modernes, jeunes et vieux, conservateurs et progressistes s'opposent en débats passionnés, donnant naissance à de savants, heureux et étonnants mariages. New Orleans, free jazz, scat, be-bop... les combinaisons sont infinies, les jugements s'affrontent. Des jugements, il n'y a que cela dans cet amical opuscule. Jugements du cœur... hommage au jazz et aux jazzmen.


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Auteur(s) :

Julien DELLI FIORI
Producteur, programmateur et animateur des émissions de jazz de France Inter et de Fip, sa voix est connue de tous les amateurs de jazz. Chroniqueur pour le mensuel " Jazzman ", véritable référence sur le sujet, Julien Delli Fiori nous fait partager sa passion dans cet ouvrage très personnel où l'on retrouve son style et son rythme inimitables.

Références bibliographiques :

Le Cavalier Bleu, 2006, 170 p.

Transition

Extrait :

Pages 45 à 51

PAS DE JAZZ SANS BATTERIE !


La preuve : il n'y avait pas de batterie avant le jazz. Du moins, ses éléments étaient-ils dispersés. De la grosse caisse à la caisse claire. Des toms : aigu, medium, basse. Leurs cousins sont tous les tambours d'origine africaine, repensés par les percussionnistes cubains. Ils inventent les congas, le quinto aigu, le golpe, la tumbadora. Exactement le montage d'une batterie. Sans oublier le bongo : deux petits tambours réunis par une lamelle de bois : la hembra (la femelle) et le macho (le mâle), légèrement plus petit, comme quoi !!

Je vous laisse imaginer les cymbales. Elles aussi déclinent tous les sons, du murmure au tonnerre. Sans oublier l'amusante invention de la cymbale charleston : deux assiettes métalliques l'une sur l'autre. Actionnées par un pied, elles se donnent des claques des plus joyeuses. Elles sont joie et impertinence.

Le batteur utilise trois accessoires pour frapper les peaux : les mailloches, baguettes à bout rond de feutrine ; les baguettes d'une seule pièce en bois, le bout en forme d'olive et les balais, baguette en bois avec éventail de fins cheveux métalliques. Inventées en 1912 ces fly killers (tapettes à mouches) devinrent, plus tard, jazz sticks (balais). C'est le batteur Sonny Greer qui enregistre pour la première fois avec les balais, en 1927.

Évidemment, pour animer la batterie, les fortes personnalités sont les bienvenues. Drummers de rêve. Pour mémoire, il n'y a que Maurice Cullaz qui pouvait employer avec naturel et poésie les mots drums et drummers. Que tous les autres en restent à l'utilisation de batterie et batteur.

Parmi les activistes de la batterie, quelques joyeux drilles méritent éloges. Il n'y a que les pithécanthropes du rock pour croire qu'il faut la carrure d'Arnold Schwarzenegger pour frapper la peau des caisses d'une batterie. Loin de là ! Le volume des biceps n'a jamais déterminé la puis- sance du swing. Imaginez, haut comme trois pommes, aussi mince que la moyenne des jockeys de Longchamp, Sam Woodyard. Il garde un tempo d'enfer, une pulsation rythmique obsédante proche de la transe. C'est réussi, ce petit diable est omniprésent, solide comme un roc. Bien enraciné derrière ses montagnes de caisses et de cymbales, il fut pendant dix ans, le « Tic Tac » indispensable de l'orchestre de Duke Ellington. Il est l'œil du cyclone du Diminuendo and Crescendo in Blue créé en 1956, au festival de Newport. Seul l'ouragan « alcool » l'emporte à Paris le 20 septembre 1988, à 63 ans.

Autre phénomène dans la catégorie « Ce n'est pas parce que je suis petit que je ne suis pas un colosse de la batterie » : Chick Webb. Musicien non seulement doué pour jouer et diriger un orchestre, il est aussi un homme exemplaire dans les rapports humains, gentil et respecté. Tous les parents diront, en voyant dodeliner de la tête leur fils de 3 ans, qu'il est doué pour la musique... Bien plus rares sont les enfants qui, à 9 ans, vendent des journaux pour s'acheter une batterie d'occasion. On arrive là dans un cercle plus réduit de surdoués, si le même, à 12 ans, joue de la batterie dans les orchestres locaux... À 16 ans, il connaît toutes les ficelles du musicien pour affronter la grande ville. Il quitte Baltimore pour New York. De plus en plus rare, il forme son premier orchestre à 18 ans, et toc !

À l'origine, pratiquer la batterie avait pour fonction de fortifier ses muscles. La famille du jeune prodige était rassurée pour son corps, bravo ! Voilà une thérapie intelligente et des plus efficaces. Chick est aussi le premier à se faire construire, sur une estrade roulante, un kit « temple-batterie » complet + portique, avec toute une machinerie complexe de cloches et cymbales de toutes formes : deux timbales, une série de cloches chromatiques, sans oublier à sa droite un vibraphone. On comprend qu'il soit « Dieu » au centre du temple, de ce centre dédié à la percussion. Dieu roi du « Savoy Ballroom, the Home Of Happy Feet » (la maison des pieds heureux), située au cœur de Harlem.

Voici, par un soir surchauffé de mai 1936, un tournoi d'orchestres. Les seuls juges sont les danseurs. Présents pour concourir : les meilleurs orchestres, ceux de Fletcher Henderson et de Chick Webb. Grâce à de nouveaux arrangements, à ses riffs percutants, à ses relances, Chick Webb remporte les lauriers. Délire total pour les 400 danseurs trépignants sur I Got Rythm. À remarquer que ce ne fut pas là le moindre de ses talents. En 1934, il engage une toute jeune chanteuse, elle a 16 ans, elle s'appelle Ella Fitzgerald. Elle succédera à la tête de la formation après la disparition, en pleine gloire, le 16 juin 1939, du génial Chick Webb à l'âge de 30 ans. Il jouait des baguettes fines (7 A), qu'il tenait à l'envers (l'olive à pleine main) et qu'il utilisait comme des fouets. Son enterrement dans sa ville natale de Baltimore fut le plus émouvant de tous les temps. Et que vive Chick Webb.

Impossible de ne pas penser au plus spectaculaire de tous les batteurs, Gene Krupa (Chicago, 15 janvier 1909 - New York, 16 octobre 1973). Le visuel fait partie de sa gestuelle, volontairement amplifiée. Si celle-ci enthousiasme son public, elle agace plus d'un panenaire. Nul besoin de rappeler « les pinceaux qu'avalait » Benny Goodman, à chaque envolée de son électron libre.

Après la mise en valeur de deux poids plume qui ne manquent pas d'ardeur ni de tempérament, le jazz, c'est la batterie incarnée par un colosse, au physique comme au mental. Si Vulcain avait choisi la batterie, il jouerait comme Elvin Jones. Parmi les glorieuses dynasties musiciennes, il y a les Jones : Thad Jones, trompettiste, compositeur, chef d'orchestre, né à Pontiac, le 28 mars 1886. Hank Jones, pianiste de tous les grands jazzmen depuis plus de soixante ans. Né en 1918, il est l'aîné de trois frères musiciens et toujours en activité, à plus de 80 printemps. Et, notre préféré du moment, Elvin Jones, né à Pontiac le 9 septembre 1927.

Chacun à son instrument est un maître. À 13 ans, les adolescents jouent plus facilement au basket qu'à la batterie. Elvin a la morphologie athlétique pour pratiquer tous les sports mais il préfère débuter aux côtés de ses frères. Physiquement apte au service militaire, le voici, en 1946 destiné à pratiquer les longues marches forcées, apanage des forces armées de tous les pays. C'est à croire que l'armée ignorait, au milieu du XXème siècle, l'existence de la roue et de la carrosserie du camion qui allait dessus. Il fait partie des rouleurs de tambour qui ponctuent la vie quotidienne aux armées. Libéré en 1949, il fait partie de la rythmique de base du « Blue Bird » de Détroit. Il y croise Charlie Parker, Wardell Gray, Sonny Stitt. Lequel de ces trois musiciens lui donne l'envie de goûter aux substances illicites ? C'est l'époque où les non-consommateurs sont plus rares que les « défoncés ». Le marché new yorkais étant sans doute plus excitant que celui de la ville reine des quatre roues, Détroit. Le voici donc installé dans la « Grosse Pomme », plutôt savoureuse puisqu'il joue aux côtés de Bud Powell et Charles Mingus. Nous sommes juste à l'époque précédant l'expérience parisienne de Bud Powell, que nous connaissons à travers les confidences écrites de Francis Paudras, dans La Dance des infidèles. Et puisque tout revit dans l'univers du jazz, ce livre inspira Bertrand Tavernier pour son film Autour de minuit (1986), dans lequel le pianiste Bud Powell se transforma en saxophoniste dans la peau de Dexter Gordon. Cela fait partie du merveilleux, de l'improvisation du jazz.

Revenons à notre monument, Elvin Jones et à l'immense souvenir, le 8 août 1999. « Jazz in Marciac » l'a invité pour jouer en trio. Formule originale : Joey Defrancesco, orgue et John Mc Laughlin, guitare. Ce dernier, bloqué par une infection maligne à Monaco, ne peut participer au concert de Marciac sous le chapiteau. Il est remplacé au dernier moment par Biréli Lagrene. Croyez sans peine qu'il est des soirées gravées à jamais ! Vulcain trône sur scène. J'ai vu jaillir du bout de ses baguettes des zébrures dorées. Il paraît que cela arrive lorsque les dieux, de passage sur terre, communiquent avec le public. Éclatante confirmation du choix décisif de John Coltrane en 1960, en distinguant Elvin Jones pour former un des quartettes mythiques du jazz. En fond sonore laissez courir My Favorite Thing, gravé le 21 octobre 1960, avec la complicité de Mc Coy Tyner, piano, et Steve Davis, contrebasse. Les anges s'en souviennent encore. Jazz au cœur, homme de cœur, le cœur du colosse Elvin Jones a lâché, le 18 mai 2004, à New York.

Le jazz, c'est la batterie...

et les batteurs multiples


Du plus ascétique, Paul Motian ;
Au débonnaire, Zutty Singleton ;
Des novateurs, Billy Cobham, Tony Williams ;
Des chercheurs, Max Roach, Art Blakey ;
Des virtuoses, Buddy Rich, Louie Bellson ;
Des impulsifs, Cozy Cole, Kenny Clarke ;
À ceux qui chantent avec ou sans baguettes, Grady Tate, Aldo Romano. Ce dernier sut allier un sens mélodique qui le distingue des jazzmen en général ;
Les multiformes, Lionel Hampton, frappant allègrement les touches d'un piano, les lames d'un vibraphone et la peau de ses tambours ;
Les sorciers, Daniel Humair, palette aux mille sons. Explorateur qui ne perd jamais le nord. Peintre à la forte personnalité avec un style, une signature. Ours à pattes de velours ;
Les moteurs à quatre temps, jamais épuisés, indispensables, Shelly Manne, André Ceccarelli. Celui qui joue à 80 ans comme à 20, Roy Haynes  ; Le professeur, plus de mille disques à son actif. Il est l'histoire de la batterie, Jo Jones. Aucune parenté avec notre Elvin, si ce n'est cet unique
« Tic Tac » du cœur qui résonne aussi au féminin grâce aux vibrations de Terri Lyne Carrington. C'est toujours un roulement de tambour qui annonce le moment des grands rendez-vous.


RÉFÉRENCES MUSICALES
- Duke Ellington - « Diminuendo and crescendo in blue » - Album Hot Summer Dance
Label Sony n° 4692852
- Chick Webb &1 Gene Krupa - Album Anthology of Jazz Drumming (compilation)
Label Media 7 - volume III - Masters of Jazz n° 806
- Sam Woodyard - Album Piano In the Forground
Label Columbia n° 4749302
- Sam Woodyard & Sonny Payne (Pour la rencontre Duke Ellington / Count Basie) - Album Meets Count Basie Duke Ellington
Label Columbia n° 65571
- Elvin Jones - Album John Coltrane My favorite Things
Label Atlantic n° 7813462
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Au sommaire 

Avant-propos


Extérieurs jazz, lieux et ambiances

Aux origines était... la Nouvelle-Orléans
À Chicago, le jazz s’invite dans les bouges
Puis au cinéma

Le Jazz dans tous ses états

Le jazz, c’est d’abord... la révolution !
Le jazz, c’est la conquête de la liberté
Pas de jazz sans batterie !
Un peu de voix
Un soupçon de rythme latino
Un doigt de dissonance
Au final, le jazz, c’est de la grande cuisine !
Jazz pour tous !

Ascenseur pour la gloire, figures majeures

Figures joyeuses...
Et généreuses !
Figures charismatiques
Et élégantes
Mais aussi... figures chaotiques
... Et dramatiques

Au revoir et à bientôt

Glossaire
Les indispensables

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