Une histoire du jazz par la petite fenêtre
de l'anecdote. Au gré des pages, nous rencontrons des hommes et des
femmes, souvent pas très recommandables, parfois connus, souvent
ignorés, toujours illustres. C'est dit sur le ton haché, le style
direct d'un Jean-Christophe AVERTY, sans la voix nasillarde. Si vous
disposez
d'(encore) un peu de place dans votre médiathèque, vous pourrez
compléter vos compétences jazzistiques à l'aide des nombreuses
références incluses dans ce livre.
Depuis ses débuts, le jazz déclenche les avis contraires. Traditionnels
et modernes, jeunes et vieux, conservateurs et progressistes s'opposent
en débats passionnés, donnant naissance à de savants, heureux et
étonnants mariages. New Orleans, free jazz, scat, be-bop... les
combinaisons sont infinies, les jugements s'affrontent. Des jugements,
il n'y a que cela dans cet amical opuscule. Jugements du cœur...
hommage au jazz et aux jazzmen.
Extrait :
Pages 45 à 51
PAS DE JAZZ SANS
BATTERIE !
La
preuve : il n'y avait pas de batterie avant le jazz. Du moins,
ses
éléments
étaient-ils dispersés. De la grosse caisse à la caisse claire. Des
toms : aigu,
medium, basse. Leurs cousins sont tous les tambours d'origine
africaine,
repensés par les percussionnistes cubains. Ils inventent les congas,
le quinto
aigu, le golpe, la tumbadora. Exactement
le montage d'une
batterie. Sans oublier le bongo : deux
petits
tambours réunis par une
lamelle de bois : la hembra (la femelle)
et le macho
(le mâle),
légèrement plus petit, comme quoi !!
Je
vous laisse imaginer les cymbales. Elles aussi déclinent tous les sons,
du
murmure au tonnerre. Sans oublier l'amusante invention de la cymbale
charleston : deux assiettes métalliques l'une sur l'autre.
Actionnées
par un
pied, elles se donnent des claques des plus joyeuses. Elles sont joie
et
impertinence.
Le
batteur utilise trois accessoires pour frapper les peaux : les
mailloches, baguettes à bout rond de feutrine ; les baguettes
d'une
seule pièce
en bois, le bout en forme d'olive et les balais, baguette en bois avec
éventail
de fins cheveux métalliques. Inventées en 1912 ces fly killers
(tapettes à mouches) devinrent, plus tard, jazz sticks
(balais). C'est le batteur Sonny Greer qui enregistre pour la première
fois avec les balais, en 1927.
Évidemment, pour animer la batterie, les fortes personnalités sont les
bienvenues. Drummers
de rêve. Pour mémoire, il n'y a que Maurice Cullaz qui pouvait employer
avec naturel et poésie les mots drums
et drummers. Que tous
les autres en restent à l'utilisation de batterie et batteur.
Parmi les activistes de la batterie, quelques joyeux drilles méritent
éloges. Il n'y a que les pithécanthropes du rock pour croire qu'il faut
la carrure d'Arnold Schwarzenegger pour frapper la peau des caisses
d'une batterie. Loin de là ! Le volume des biceps n'a jamais déterminé
la puis- sance du swing.
Imaginez, haut comme trois pommes, aussi mince
que la moyenne des jockeys de Longchamp, Sam Woodyard. Il garde un
tempo d'enfer, une pulsation rythmique obsédante proche de la transe.
C'est réussi, ce petit diable est omniprésent, solide comme un roc.
Bien enraciné derrière ses montagnes de caisses et de cymbales, il fut
pendant dix ans, le « Tic Tac » indispensable de
l'orchestre de Duke
Ellington. Il est l'œil du cyclone du Diminuendo and
Crescendo in Blue
créé en 1956, au festival de Newport. Seul l'ouragan
« alcool »
l'emporte à Paris le 20 septembre 1988, à 63 ans.
Autre phénomène dans la catégorie « Ce n'est pas parce que je
suis
petit que je ne suis pas un colosse de la
batterie » : Chick Webb.
Musicien non seulement doué pour jouer et diriger un orchestre, il est
aussi un homme exemplaire dans les rapports humains, gentil et
respecté. Tous les parents diront, en voyant dodeliner de la tête leur
fils de 3 ans, qu'il est doué pour la musique... Bien plus rares sont
les enfants qui, à 9 ans, vendent des journaux pour s'acheter une
batterie d'occasion. On arrive là dans un cercle plus réduit de
surdoués, si le même, à 12 ans, joue de la batterie dans les orchestres
locaux... À 16 ans, il connaît toutes les ficelles du musicien pour
affronter la grande ville. Il quitte Baltimore pour New York. De plus
en plus rare, il forme son premier orchestre à 18 ans, et
toc !
À l'origine, pratiquer la batterie avait pour fonction de fortifier
ses muscles. La famille du jeune prodige était rassurée pour son corps,
bravo ! Voilà une thérapie intelligente et des plus efficaces.
Chick est
aussi le premier à se faire construire, sur une estrade roulante, un
kit « temple-batterie »
complet + portique, avec toute une machinerie
complexe de cloches et cymbales de toutes formes : deux
timbales, une
série de cloches chromatiques, sans oublier à sa droite un vibraphone.
On comprend qu'il soit « Dieu » au centre du temple,
de ce centre dédié
à la percussion. Dieu roi du « Savoy Ballroom, the Home Of
Happy Feet »
(la maison des pieds heureux), située au cœur de Harlem.
Voici, par un soir surchauffé de mai 1936, un tournoi d'orchestres. Les
seuls juges sont les danseurs. Présents pour concourir : les
meilleurs
orchestres, ceux de Fletcher Henderson et de Chick Webb. Grâce à de
nouveaux arrangements, à ses riffs percutants, à ses relances, Chick
Webb remporte les lauriers. Délire total pour les 400 danseurs
trépignants sur I Got
Rythm. À remarquer que ce ne fut pas là le moindre de ses
talents. En 1934, il engage une toute jeune chanteuse, elle a 16 ans,
elle s'appelle Ella Fitzgerald. Elle succédera à la tête de la
formation après la disparition, en pleine gloire, le 16 juin 1939,
du génial Chick Webb à l'âge de 30 ans. Il jouait des
baguettes fines (7 A), qu'il tenait à l'envers (l'olive à pleine main)
et qu'il utilisait comme des fouets. Son enterrement dans sa ville
natale de Baltimore fut le plus émouvant de tous les temps. Et que vive
Chick Webb.
Impossible de ne pas penser au plus spectaculaire de tous les batteurs,
Gene Krupa (Chicago, 15 janvier 1909 - New York, 16 octobre 1973). Le
visuel fait partie de sa gestuelle, volontairement amplifiée. Si
celle-ci enthousiasme son public, elle agace plus d'un panenaire. Nul
besoin de rappeler « les pinceaux qu'avalait »
Benny Goodman, à chaque envolée de son électron libre.
Après la mise en valeur de deux poids plume qui ne manquent pas
d'ardeur ni de tempérament, le jazz, c'est la batterie incarnée par un
colosse, au physique comme au mental. Si Vulcain avait choisi la
batterie, il jouerait comme Elvin Jones. Parmi les glorieuses dynasties
musiciennes, il y a les Jones : Thad Jones, trompettiste,
compositeur,
chef d'orchestre, né à Pontiac, le 28 mars 1886. Hank Jones, pianiste
de tous les grands jazzmen depuis plus de soixante ans. Né en 1918, il
est l'aîné de trois frères musiciens et toujours en activité, à plus
de 80 printemps. Et, notre préféré du moment, Elvin Jones, né à Pontiac
le 9 septembre 1927.
Chacun à son instrument est un maître. À 13 ans, les adolescents jouent
plus facilement au basket qu'à la batterie. Elvin a la morphologie
athlétique pour pratiquer tous les sports mais il préfère débuter aux
côtés de ses frères. Physiquement apte au service militaire, le
voici, en 1946 destiné à pratiquer les longues marches forcées, apanage
des forces armées de tous les pays. C'est à croire que l'armée
ignorait, au milieu du XXème siècle, l'existence de la roue et de la
carrosserie du camion qui allait dessus. Il fait partie des rouleurs
de tambour qui ponctuent la vie quotidienne aux armées. Libéré en
1949, il fait partie de la rythmique de base du « Blue
Bird » de
Détroit. Il y croise Charlie Parker, Wardell Gray, Sonny Stitt. Lequel
de ces trois musiciens lui donne l'envie de goûter aux substances
illicites ? C'est l'époque où les non-consommateurs sont plus
rares que
les « défoncés ». Le marché new yorkais étant sans
doute plus excitant
que celui de la ville reine des quatre roues, Détroit. Le voici donc
installé dans la « Grosse Pomme », plutôt savoureuse
puisqu'il joue aux
côtés de Bud Powell et Charles Mingus. Nous sommes juste à l'époque
précédant l'expérience parisienne de Bud Powell, que nous connaissons à
travers les confidences écrites de Francis Paudras, dans La
Dance des infidèles.
Et puisque tout revit dans l'univers du jazz, ce livre inspira Bertrand
Tavernier pour son film Autour
de minuit (1986), dans lequel le pianiste Bud Powell se
transforma en saxophoniste dans la peau de Dexter Gordon. Cela fait
partie du merveilleux, de l'improvisation du jazz.
Revenons à notre monument, Elvin Jones et à l'immense souvenir, le 8
août 1999. « Jazz in Marciac » l'a invité pour jouer
en trio. Formule
originale : Joey Defrancesco, orgue et John Mc Laughlin,
guitare. Ce
dernier, bloqué par une infection maligne à Monaco, ne peut participer
au concert de Marciac sous le chapiteau. Il est remplacé au dernier
moment par Biréli Lagrene. Croyez sans peine qu'il est des soirées
gravées à jamais ! Vulcain trône sur scène. J'ai vu jaillir du
bout de
ses baguettes des zébrures dorées. Il paraît que cela arrive lorsque
les dieux, de passage sur terre, communiquent avec le public. Éclatante
confirmation du choix décisif de John Coltrane en 1960, en distinguant
Elvin Jones pour former un des quartettes mythiques du jazz. En fond
sonore laissez courir My Favorite Thing, gravé le
21 octobre 1960, avec
la complicité de Mc Coy Tyner, piano, et Steve Davis, contrebasse. Les
anges s'en souviennent encore. Jazz au cœur, homme de cœur, le cœur du
colosse Elvin Jones a lâché, le 18 mai 2004, à New York.
Le jazz, c'est la batterie...
et les batteurs multiples
Du plus ascétique, Paul Motian ;
Au débonnaire, Zutty Singleton ;
Des novateurs, Billy Cobham, Tony Williams ;
Des chercheurs, Max Roach, Art Blakey ;
Des virtuoses, Buddy Rich, Louie Bellson ;
Des impulsifs, Cozy Cole, Kenny Clarke ;
À ceux qui chantent avec ou sans baguettes, Grady Tate, Aldo Romano. Ce
dernier sut allier un sens mélodique qui le distingue des jazzmen en
général ;
Les multiformes, Lionel Hampton, frappant allègrement les touches
d'un piano, les lames d'un vibraphone et la peau de ses
tambours ;
Les sorciers, Daniel Humair, palette aux mille sons. Explorateur qui ne
perd jamais le nord. Peintre à la forte personnalité avec un style, une
signature. Ours à pattes de velours ;
Les moteurs à quatre temps, jamais épuisés, indispensables, Shelly
Manne, André Ceccarelli. Celui qui joue à 80 ans comme à 20, Roy
Haynes
; Le professeur, plus de mille disques à son actif. Il est l'histoire
de la batterie, Jo Jones. Aucune parenté avec notre
Elvin, si ce n'est cet unique
« Tic Tac » du cœur qui résonne aussi au féminin
grâce aux vibrations de Terri Lyne Carrington. C'est toujours un
roulement de tambour qui annonce le moment des grands rendez-vous.
RÉFÉRENCES MUSICALES
- Duke Ellington - « Diminuendo and crescendo in
blue » - Album Hot
Summer Dance
Label Sony n° 4692852
- Chick Webb &1 Gene Krupa - Album Anthology of Jazz Drumming
(compilation)
Label Media 7 - volume III - Masters of Jazz n° 806
- Sam Woodyard - Album Piano
In the Forground
Label Columbia n° 4749302
- Sam Woodyard & Sonny Payne (Pour la rencontre Duke Ellington
/ Count Basie) - Album Meets
Count Basie Duke
Ellington
Label Columbia n° 65571
- Elvin Jones - Album John
Coltrane My favorite Things
Label Atlantic n° 7813462