Couverture : Vercoquin et le plancton

Note de l'éditeur :

« Le Major avait une façon assez personnelle de danser, un peu déroutante au premier abord, mais à laquelle on s'accoutumait assez vite. De temps à autre, s'arrêtant sur le pied droit, il levait la jambe gauche de façon que le fémur fasse avec le corps, tenu vertical, un angle à 90°. Le tibia restait parallèle au corps, puis s'en écartait légèrement dans un mouvement spasmodique, le pied demeurant parfaitement horizontal pendant ce temps. Le tibia, redevenu vertical, le Major abaissait son fémur, puis continuait comme si de rien n'était. »

Les surprises-parties en 1945 racontées par Boris Vian.

Disons que l'éditeur n'a pas véritablement lu ce livre, ou alors ses lunettes étaient sales, ou inadaptées. Ou bien qu'il est beaucoup trop jeune pour comprendre certaines allusions : Vian nous parle d'un temps que les moins de trente ans et plus ne peuvent pas connaîîîîître (on dit merci à Charles le grand bien que petit), pas seulement des surprises-parties de 1945.

D'abord, c'est du Vian, loufoque, jubilatoire, grinçant, dénonciateur d'une certaine société qu'il récuse. Ainsi nous parle-t-il de sa vie d'ingénieur chargé de la normalisation à l'AFNOR. On y reconnaît le petit chef sournois (le petit caporal, le petit patron) et son art de rabaisser ses subordonnés, de se mêler de tout, à temps et contre temps. On y voit les sténodactylos -métier aujourd'hui disparu- déjà déconsidérées parce que femmes, on entend le crépitement des machines à écrire, on sent l'odeur de vernis du correcteur de stencils... Bien sûr, les machines à écrire n'explosent pas, mais il arrivait que leur système mécanique subisse quelques dommages (ressorts que sautent, tiges que s'emmêlent) lorsque les doigts de ces dames courraient trop vite sur les touches du clavier.

Il y a aussi, omniprésent, le jazz, l'orchestre avec tous ses amis musiciens, aujourd'hui encore connus par quelques musicologues éclairés, Claude Abadie en tête.

Il y a enfin les fameuses surprises-parties. Si on se réfère au tableau qui nous est donné, ce n'est pas les surboums de monsieur tout le monde. Nous sommes visiblement dans le beau monde, la jeunesse plus ou moins dorée, celle de Vian lui-même. On y retrouve aussi, un peu, l'ambiance insouciante des boums des années 60, notre propre jeunesse.

En bref, une œuvre qui ne manque pas d'intérêt.

Transition

Auteur(s) :

Boris VIAN

Références bibliographiques :

Gallimard, 2002 (1946), 196 p.
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Extraits :

Pages 116 à 119
CHAPITRE XX

Au trente et un de la rue Pradier, nul chant d'oiseau ne retentissait dans les lavabos, nul grillon ne fredonnait en sourdine « La Femme du roulier », nulle fleur ne déployait son éventail multicolore pour capturer l'imprudent chéchaquo ailé et le mackintosh lui-même avait replié sa queue en huit parties inégales, laissant pendre sa mâchoire inférieure jusqu'à terre tandis que de grosses larmes roulaient dans ses orbites caves.

Le Major travaillait à son projet de Nothon.

Il était seul, dans sa bibliothèque, assis en tailleur sur une carpette d'été en lapis-lazuli, d'un beau jaune orange. Il avait revêtu le traditionnel costume des Arabes : pipe en os, lévite en tussor, turban compresseur et sandales de mouton brut de fonderie. Le menton dans la main droite, la chevelure en bataille, il réfléchissait vigoureusement, sur sa table s'amoncelaient des piles de volumes dépareillés. On pouvait en compter au moins quatre, recouverts de peau de veau à cinq pattes, et dont les pages cornées témoignaient de la vénération du Major pour ce vivant souvenir de son grand-père, qui, comme un cochon, mouillait son doigt et pliait les coins.

C'étaient :

Le Manuel de l'ilote ivre, par saint Raphaël Quinquennal ;

Les Considérations sur la grandeur et la décadence des Roumains, du professeur Antonescu Meleanu ;

Cinq semaines en bas Jil, par la comtesse d'Anteraxe, chef de laboratoire des établissements Dugommier et Co, adapté de Jules Verne ;

Les Propos sur l'antimoine ou A bas la Calotte, par le bon Père Nambouc.

Le Major ne les avait jamais lus. Il pensait par conséquent y trouver des renseignements utiles, puisqu'il connaissait parfaitement les deux autres volumes de sa bibliothèque, l'Annuaire du téléphone, formé de deux tomes, et le Petit Larousse illustré, et savait ne rien y rencontrer de vraiment original.

Il travaillait depuis huit jours. Le problème de la terminologie était déjà résolu.

Il était récompensé de ses efforts par la douleur sourde qu'il ressentait à la base du cervelet.

Ce n'était que justice. Car tout son génie naturel avait été mis à contribution.

Connaissant parfaitement l'anglais, il avait pu constater en très peu de temps que le seul inconvénient du mot surprise-party est de comporter un y. La solution se présenta, aveuglante, au bout d'une étude de deux heures : il remplaça party par « partie ».

Les choses géniales ne sont pas toujours aussi simples, mais quand elles atteignent cette simplicité, elles sont vraiment géniales.

Et le Major ne s'arrêta pas là.

Il alla du général au particulier et traita le problème dans l'espace et dans le temps.

Il étudia les conditions géographiques des emplacements les plus favorables aux surprises-parties :

- orientation du local, avec étude des vents dominants et des contraintes géologiques résultant de l'altitude et de la composition granulométrique du sol.

Il étudia les conditions architecturales de la construction du bâtiment  :

- choix des matériaux constitutifs des parois portantes ;

- nature des revêtements antidégueulis et parabrillantine devant être appliqués sur les diverses cloisons ;

- emplacements des baisodromes et dégagements éventuels protège-parents  ;

- et kohetera, et kohetera.

Il poussa l'étude jusqu'aux plus petits détails.

Et ne négligea pas même les annexes.

Et il était un peu effrayé.

Mais il ne désespérait pas.

Il ne désespérait jamais.

Il préférait dormir...

En haut...
Pages 125 à 127
Il lisait, assis dans son fauteuil sur son coussin de cretonne à fleurs, une sténographie de réunion, et brusquement, son œil heurta une petite phrase, anodine en apparence, dont le contact lui fut si désagréable qu'il dut retirer ses lunettes et se frotter la paupière pendant six minutes, sans ressentir d'autre soulagement que celui dont s'accompagne la transformation d'une piqûre en une brûlure. Il pivota sur son fauteuil tournant et pressa du doigt le troisième bouton suivant un rythme compliqué.

C'était le signal réservé à Mme Balèze, sa secrétaire en second.

Elle entra. Son estomac, gonflé de dragées vitaminées, saillait sous une robe de tru-tru levantine décorée de grosses fleurs jaune pétrole.

- Madame, dit Miqueut, je ne suis pas du tout content de votre sténo. Il me semble que vous... euh... en somme, que vous ne l'avez peut-être pas prise avec toute l'attention nécessaire.

- Mais, monsieur, protesta Mme Balèze, il me semble que je l'ai prise avec le même soin que d'habitude.

- Non, dit Miqueut d'un ton coupant. Ce n'est pas possible. Ainsi, à la page douze, vous avez écrit ainsi ce que j'ai dit à ce moment-là : « Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je pense que l'on pourrait peut-être, à la ligne onze de la septième page du document K-9-786 CNP-Q-R2675, remplacer les mots : “ s'il y a lieu ” par les mots “ sauf spécifications contraires ” et ajouter à la ligne suivante “ et en particulier au cas où  ” pour la compréhension du texte. » Eh bien ! Je n'ai jamais dit ça, je me le rappelle parfaitement. J'ai proposé de mettre « à moins de spécifications contraires », ce qui n'est pas du tout la même chose, et pour le reste, je n'ai pas dit : « et en particulier au cas où » mais j'ai dit : « et notamment au cas où », et vous voyez qu'il y a une nuance. Et dans votre sténo, il y a au moins trois erreurs de cette taille-là. Ca ne peut pas marcher. Et après, vous viendrez réclamer de l'augmentation...

- Mais, monsieur... protesta Mme Balèze.

- Vous êtes toutes les mêmes, continua Miqueut. On vous en accorde long comme ça et il vous en faudrait long comme ça. Tâchez que cela ne se reproduise plus, sinon, je ne pourrai pas vous proposer pour l'augmentation de vingt francs à laquelle je songeais pour vous le mois prochain.

Mme Balèze quitta le bureau sans mot dire et regagna la salle des dactylos au moment où la plus jeune dans le service - celle que l'on chargeait des corvées - remontait les dragées du jour.

Un quart d'heure après, les sept secrétaires donnaient leur démission à Cercueil et quittaient toutes ensemble le Consortium pour aller boire un pot afin de se donner du courage. En vertu de leur contrat, elles ne pouvaient pas abandonner définitivement leur place avant la fin du mois et l'on n'était que le vingt-sept.

Elles burent, et remontèrent donc l'escalier après avoir payé le bistrot.

Elles se remirent au travail et, sous la pression de leurs doigts puissants, les machines à écrire volèrent, une à une, en éclats. Une fois de plus, les bonbons vitaminés faisaient leurs ravages. Les stencils, crevés à la troisième frappe, planaient dans le bureau parmi un nuage de débris de métal surchauffé et l'odeur du correctif rouge se mêlait à celle des femelles enragées. Lorsque toutes les machines furent hors d'usage, les sept secrétaires s'assirent au milieu des décombres et se mirent à chanter en chœur.

En haut...