Me voilà de nouveau à ses côtés. Elle a
les yeux fermés. Je lui prends
la main.
- Veux-tu que nous montions dans ta chambre?
Elle me fait signe que non. Je vais chercher une autre couverture et
j'en recouvre son corps. Ses lèvres sont grises, son visage a une
pâleur de cire. Elle retient ma main un instant contre elle, puis la
relâche. Elle a l'air à bout de forces. J'ouvre le recueil au hasard,
me penche vers elle et commence à lire :
Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore,
Puisque, après
m'avoir fui longtemps, l'espoir veut bien
Revoler devers moi
qui l'appelle et l'implore,
Puisque tout ce
bonheur veut bien être le mien,
C'en est fait à
présent des funestes pensées,
C'en est fait des
mauvais rêves, ah! c'en est fait
Surtout de
l'ironie et des lèvres pincées
Et des mots où
l'esprit sans l'âme triomphait.
Je la regarde : elle a rejeté la tête en arrière. Sa bouche est
entrouverte. Il émane d'elle une telle impression d'abandon que je
reste un instant les yeux rivés sur elle, incapable de reprendre ma
lecture. Cette fois, je sais que ce sont nos derniers instants
ensemble. Ma gorge se serre. Ne pas céder aux larmes que je sens monter
à mes paupières. Je fixe le grain de beauté noir de son cou, de toutes
mes forces, jusqu'à ce que ma vue se brouille. C'est alors que
j'entends sa voix, un déchirement:
- Comme c'est beau !
Je lève les yeux sur elle : son visage est celui de la joie. Je reste
saisi. Je n'ose pas bouger, à peine respirer. Elle est en train de s'en
aller, et son départ est un envol. Ses lèvres murmurent quelque chose
que je ne comprends pas mais que je devine :
- Continue.
Je reprends le livre. Mes mains tremblent.
Je ne peux pas. Je ne peux pas.
Je la regarde encore : elle attend. Alors, me redressant soudain pour
retrouver mon souffle, sans savoir si je pourrai aller jusqu'au bout,
je lis, un mot après l'autre, avec lenteur et détermination :
Arrière aussi les poings crispés
et la colère
A propos des
méchants et des sots rencontrés
Arrière la rancune
abominable! arrière
L'oubli qu'on
cherche en des breuvages exécrés !
Car je veux,
maintenant qu'un être de lumière
A dans ma nuit
profonde émis cette clarté
D'une amour à la
fois immortelle et première,
De par la grâce,
le sourire et la bonté...
Je prononce le dernier mot du poème dans un souffle. La joie n'a pas
quitté son visage. Je me penche vers elle et je murmure :
- Le corps s'en va mais l'âme est éternelle.
Il me semble, mais je me trompe peut-être, que tout son corps a
tressailli. Je l'enlace. Geneviève. Quelque chose brûle en moi, que je
n'ai jamais éprouvé : cela ressemble à un feu de douleur et de joie.
Et c'est à ce moment, comme je serre Geneviève contre moi et que je
dépose un baiser sur ses paupières closes, sans savoir si elle peut
encore en éprouver la douceur, que le visage de Clara surgit devant mes
yeux, aussi vrai, aussi réel que si mon enfant se tenait à mes côtés.
C'est la première fois que je revois ses traits avec une telle netteté.
L'image est d'une telle violence que je laisse échapper un gémissement,
comme si on m'avait atteint en plein cœur. Je dois m'agripper au bras
du fauteuil pour ne pas chanceler. Geneviève est restée immobile : sans
doute ne m'entend-elle plus. Après quelques secondes l'image s'évanouit
mais dans ma tête demeure un éblouissement. Les larmes coulent en
silence le long de mes joues. Cette fois, je ne fais rien pour les
retenir: Geneviève est déjà trop loin pour risquer de les surprendre.
Je pleure à côté de Geneviève qui s'en va et qui ne sait pas que je
pleure, je pleure, seul, je pleure parce que je suis impuissant à
retenir Geneviève et que, au moment où je la perds, je retrouve le
visage de ma fille que je croyais effacé en moi à tout jamais. Comment
la vie peut-elle, dans le même mouvement, retirer et donner ?
pages 120 à 123