À l’orée d’Antonin, une page insignifiante...
Je suis assise sur sa branche. Ses feuilles tombent à toute vitesse.
C'est insensé, cela m'intrigue...
Je voulais dire que...
Or on dirait un oiseau qui s'envole, un évidement du ciel, le
déversement d'un ruban opaque.
Non, ce n'est pas cela que je voulais dire.
Je voulais dire que...
Voilà quatre hommes qui s'avancent. Ils m'impressionnent, ils
murmurent... Ils disent que l'arbre vacille, ils disent que l'arbre va
tomber.
Non, ce n'est pas cela que je voulais dire.
Je voulais dire que... Mais je m'enroue, ma voix est comme nouée,
l'ombre est tombée sur trois d'entre eux, je ne fais plus que bruire.
Je ne peux plus parler.
Et les feuilles tombent à toute vitesse.
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Antonin sur un arbre
perché, tenait à peu près ce langage :
Je me souviens du temps
maintenant effilé
Où la coulée du val
embourbait la jetée
Où tout était figé
C’est une ride tue
déversée déchaussée
Une créance creuse en un
rêve évincé
Un texte déglingué
C’est un détroit mobile
une frange asséchée
Un vaste enclos de lune
que j’ai pu habiter
Que j'ai défiguré
Je me souviens du temps
désormais dévidé
Où mes yeux en rigoles
se mirent à cerner
Et apprirent à pleurer
Une goutte s'écoule et
forme une tâche d'encre
Elle strie le sol les
murs
Il faut que je me rentre
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Depuis
déjà longtemps le soleil se refusait à aller se coucher. La terre
accablée de chaleur, incolore et aride de cet aveuglement solaire, se
confondait avec le ciel en un mirage flottant. Tout était blanc. On
aurait pu croire à un tableau sans objet, s'il n'y avait eu ce chêne
qui prenait toute la place. Vertical, hiératique et vieux, il n'avait
là rien d’extraordinaire. Un chêne, quoi... Or ce qui s’est passé
ensuite... Ce fut surprenant. Un mouvement. Le soleil se coucha dans
une urgence extrême, et du blanc au noir, la toile permuta sa
monochromie contre une autre. Seul l'arbre ne bougea pas, même force
immobile mise en relief, grande ligne sur fond blanc, puis sur fond
noir. Et le temps que l'opacité envahisse tout, telle une encre
montante, des reliefs, latents tout à l'heure, se distinguèrent dans
leurs moindres nuances, puis se caricaturèrent peu à peu, pour enfin
disparaître dans l'obscurité. Des lignes et des courbes s'étaient ainsi
dessinées dans tous les sens, un trait avait zigzagué jusqu’au fond de
la perspective, et d’étranges monticules avaient pris une tournure
dangereusement oblique. Il était effrayant de se trouver en ces
dénivellements de l'ombre et ces sinuosités : leur existence
se
faisait encore plus brève que ceux qu'on appelle des éphémères, et
qu’est-ce qui nous retiendrait d’être entraîné dans leur
course ?
Donc tout s'était fait mixture en ébullition, et tout se fondait
maintenant en... on ne pouvait pas trop savoir quoi. L'espace semblait
entièrement destiné à l'aplanissement, à la résorption du relief, et
moi comme ce chêne je ne voulais pas disparaître. Lui, si net et si
droit, à ce point inébranlable... C’en était oppressant, ce chêne trop
apparent, trop solide et rigide en ce bassin houleux. Et je le
regardais, pressée d'expectative.
Diurne dans le noir, et même
lumineux, il diffusait une aura qui permettait de voir ce qui s’en
approchait immédiatement. Des nuages transpiraient autour de lui, de ce
désir fatigué de sommeiller au sol, mais ils restaient si lourds dans
leur suspens... À ses pieds des herbes sauvages murmuraient une fable
agonisante, mais qui ne mourrait pas... J'eus l'intuition que près de
lui, on ne pouvait être gommé. Je courus et m'amarrai sur la plus haute
branche, et j'écoutai.
Ses branches composaient une sorte de
musique : notes sifflantes mais veloutées, elles étaient
angoissantes et si belles... Un chant de sirène. Son amplitude avait
crû à mesure de la nuit dévorante... Les heures passaient battues par
la tempête où rien ne respirait. Les heures coulaient comme l'eau de
cette bruine, et elles s'infiltraient dans les crevasses de l'écorce.
Et en ces heures où il semblait qu’une danse fantoche contaminait le
cirque, en ces heures il arrivait, en cet instant il arriva ... mais
toute naissance est douloureuse, est difficile à dire...
Au
matin, les sécrétions plastiques laissèrent planté là un large bois
inquiet, juste assez ajouré pour nous donner à lire nos folles
fantasmagories. Au fond, sur une colline, un village était dressé déjà
limé par l’érosion. On aurait pu s’attendre en de telles circonstances,
à voir surgir soudain un pinceau gigantesque, insufflé de vie, venant
se jouer du ciel en le peignant en vert, chamaillant l'été de parures
automnales, et glissant sur les arbres des guirlandes arc-en-ciel. Si
vous aviez comme moi assisté à la scène, oui, vous auriez dit ainsi que
je l'affirme maintenant, que le merveilleux avait ici pénétré le réel,
et qu'il existe des mouvements qui font naître des mondes. C'est en ce
drôle de mouvement qu'est né celui d'Antonin. Et à cette époque, il se
croyait tout seul.
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