Couverture du Roman d'Antonin
Le Roman d'Antonin



Faut-il, pour aimer une oeuvre, tout comprendre ? Vaste question sans réelle réponse.
Vous écoutez de la musique, vous lisez un poème, vous êtes transporté, vous vibrez, vous ne savez pas expliquer.
Sommes-nous capables de comprendre, de connaître, autrement que par cet élan, cette vibration, ce transport ?
Les explications, les analyses que nous donnons, ne sont que pâles discours.
S'il ne le dit lui-même, nous ne saurons jamais l'intention profonde de l'auteur. Mais la connaît-elle vraiment ?
De toutes façons, on ne lit pas le Roman d'Antonin : on l'écoute.
Ne cherchez pas l'histoire, le lieu, le temps.
Approchez le texte comme si vous écoutiez du BEETHOVEN (la 7ème), du LITZ, surtout du TCHAIKOVSKY (la 6ème).
Les mots sont musique, sensations, vibrations.
Non, on ne lit pas le Roman d'Antonin, on le ressent, on le vit.

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Auteur(s) :

Cendrine NUEL
Cendrine Nuel est née le 6 octobre 1976, au Mans (Sarthe). Après avoir vécu notamment à LA FLECHE, où elle fit ses premières rencontres avec l'Histoire et les Lettres, elle termina ses études à BORDEAUX, dont le plus grand personnage fut sans doute Michel Eyquem de Montaigne.  Elle réside actuellement entre Côtes de Bourg et Côtes de Blaye, à deux pas du Château Eyquem.

Références bibliographiques :

Editions Saint François - 72200 LA FLECHE, 2007, 221 p.

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Extraits :

À l’orée d’Antonin, une page insignifiante...


Je suis assise sur sa branche. Ses feuilles tombent à toute vitesse. C'est insensé, cela m'intrigue...

Je voulais dire que...
Or on dirait un oiseau qui s'envole, un évidement du ciel, le déversement d'un ruban opaque.
Non, ce n'est pas cela que je voulais dire.

Je voulais dire que...
Voilà quatre hommes qui s'avancent. Ils m'impressionnent, ils murmurent... Ils disent que l'arbre vacille, ils disent que l'arbre va tomber.
Non, ce n'est pas cela que je voulais dire.

Je voulais dire que... Mais je m'enroue, ma voix est comme nouée, l'ombre est tombée sur trois d'entre eux, je ne fais plus que bruire. Je ne peux plus parler.

Et les feuilles tombent à toute vitesse.
page 7

Antonin sur un arbre perché, tenait à peu près ce langage :

Je me souviens du temps maintenant effilé
Où la coulée du val embourbait la jetée
Où tout était figé

C’est une ride tue déversée déchaussée
Une créance creuse en un rêve évincé
Un texte déglingué

C’est un détroit mobile une frange asséchée
Un vaste enclos de lune que j’ai pu habiter
Que j'ai défiguré

Je me souviens du temps désormais dévidé
Où mes yeux en rigoles se mirent à cerner
Et apprirent à pleurer

Une goutte s'écoule et forme une tâche d'encre
Elle strie le sol les murs
Il faut que je me rentre

page 11

Depuis déjà longtemps le soleil se refusait à aller se coucher. La terre accablée de chaleur, incolore et aride de cet aveuglement solaire, se confondait avec le ciel en un mirage flottant. Tout était blanc. On aurait pu croire à un tableau sans objet, s'il n'y avait eu ce chêne qui prenait toute la place. Vertical, hiératique et vieux, il n'avait là rien d’extraordinaire. Un chêne, quoi... Or ce qui s’est passé ensuite... Ce fut surprenant. Un mouvement. Le soleil se coucha dans une urgence extrême, et du blanc au noir, la toile permuta sa monochromie contre une autre. Seul l'arbre ne bougea pas, même force immobile mise en relief, grande ligne sur fond blanc, puis sur fond noir. Et le temps que l'opacité envahisse tout, telle une encre montante, des reliefs, latents tout à l'heure, se distinguèrent dans leurs moindres nuances, puis se caricaturèrent peu à peu, pour enfin disparaître dans l'obscurité. Des lignes et des courbes s'étaient ainsi dessinées dans tous les sens, un trait avait zigzagué jusqu’au fond de la perspective, et d’étranges monticules avaient pris une tournure dangereusement oblique. Il était effrayant de se trouver en ces dénivellements de l'ombre et ces sinuosités : leur existence se faisait encore plus brève que ceux qu'on appelle des éphémères, et qu’est-ce qui nous retiendrait d’être entraîné dans leur course ? Donc tout s'était fait mixture en ébullition, et tout se fondait maintenant en... on ne pouvait pas trop savoir quoi. L'espace semblait entièrement destiné à l'aplanissement, à la résorption du relief, et moi comme ce chêne je ne voulais pas disparaître. Lui, si net et si droit, à ce point inébranlable... C’en était oppressant, ce chêne trop apparent, trop solide et rigide en ce bassin houleux. Et je le regardais, pressée d'expectative.
Diurne dans le noir, et même lumineux, il diffusait une aura qui permettait de voir ce qui s’en approchait immédiatement. Des nuages transpiraient autour de lui, de ce désir fatigué de sommeiller au sol, mais ils restaient si lourds dans leur suspens... À ses pieds des herbes sauvages murmuraient une fable agonisante, mais qui ne mourrait pas... J'eus l'intuition que près de lui, on ne pouvait être gommé. Je courus et m'amarrai sur la plus haute branche, et j'écoutai.
Ses branches composaient une sorte de musique : notes sifflantes mais veloutées, elles étaient angoissantes et si belles... Un chant de sirène. Son amplitude avait crû à mesure de la nuit dévorante... Les heures passaient battues par la tempête où rien ne respirait. Les heures coulaient comme l'eau de cette bruine, et elles s'infiltraient dans les crevasses de l'écorce. Et en ces heures où il semblait qu’une danse fantoche contaminait le cirque, en ces heures il arrivait, en cet instant il arriva ... mais toute naissance est douloureuse, est difficile à dire...

Au matin, les sécrétions plastiques laissèrent planté là un large bois inquiet, juste assez ajouré pour nous donner à lire nos folles fantasmagories. Au fond, sur une colline, un village était dressé déjà limé par l’érosion. On aurait pu s’attendre en de telles circonstances, à voir surgir soudain un pinceau gigantesque, insufflé de vie, venant se jouer du ciel en le peignant en vert, chamaillant l'été de parures automnales, et glissant sur les arbres des guirlandes arc-en-ciel. Si vous aviez comme moi assisté à la scène, oui, vous auriez dit ainsi que je l'affirme maintenant, que le merveilleux avait ici pénétré le réel, et qu'il existe des mouvements qui font naître des mondes. C'est en ce drôle de mouvement qu'est né celui d'Antonin. Et à cette époque, il se croyait tout seul.

pages 12 - 13

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