Couverture : Hypothèse du Désert
Hypothèse du Désert



Ah, savoir écrire ! Savoir développer ses idées, décrire avec réalisme, prendre son lecteur dans son filet dès les premiers mots ! Un grand art que tous les auteurs ne partagent pas. Voici un roman envoutant, dur mais attachant, à lire et peut-être relire. Les amateurs de guerre, de grandes tueries, des raisons d'état, bref tous les imbéciles et il sont nombreux, n'apprécieront sans doute pas. Que dire de plus ?

Confronté à l'absurde cruauté de la guerre du Golfe, John Miller, un soldat américain, déserte son unité. Il traverse la frontière et parcourt seul le désert pendant deux jours et deux nuits, ne s'arrêtant que pour tenir un journal destiné à sa femme Mary. Il ignore que la guerre vient de se terminer.
La mort de John Miller va bouleverser l'existence des habitants du désert et celle de Mary, partie à la recherche du disparu. Chaque personnage du roman tente, à travers la mort inexpliquée du soldat, de comprendre ce qui le lie à la violence, qu'il en soit spectateur ou acteur. L'auteur semble dédier chaque page aux vaincus de cette guerre et de toutes les guerres. Mais qui sont les vaincus  ? 

Oui, qui sont les vaincus ?

Transition

Auteur(s) :

Dominique SIGAUD

Références bibliographiques :

Gallimard, 1996, 176 p.

Transition

Extrait :

Pages 59 à 61
Comme tous les matins, l'enfant était partie chercher du lait, puis elle était rentrée par le pont sans se presser, en balançant le panier au bout de son bras. L'air doux annonçait la proximité du printemps, elle chantonnait.
Dans l'avion, un homme avait vu le pont. Il avait réglé son viseur, ajusté le tir puis pressé le bouton, tandis qu'à côté de lui, un autre homme avait crié « tire ». Le premier obus était tombé sur la rive derrière l'enfant, son corps s'était mis à trembler comme une vitre, le pont avait vacillé, elle avait regardé l'eau sous ses pieds qui scintillait, un instant elle avait pensé y sauter mais elle ne sait pas nager, alors elle s'était mise à courir ; des gens criaient derrière elle, elle entendait surtout les cris aigus de femmes, comme des truies qu'on égorge, mais son père lui avait dit « si ça t'arrive un jour et qu'il n'y pas de mur où t'abriter, cours et ne te retourne pas, même si tu en as envie ». Il ajoutait « on a toujours envie de se retourner dans ces cas-là ».
Elle n'avait pas encore atteint l'autre rive quand le deuxième avion était arrivé ; son cœur s'était affolé, ses sandales étaient tombées, mais elle avait quand même redressé la tête et s'était mise à courir encore plus vite, le buste en avant, les bras un peu écartés du corps. C'est à ce moment-là qu'elle avait vu l'homme sur la rive, en face d'elle. Il la regardait; autour de lui les gens allaient dans tous les sens en criant mais lui ne bougeait pas. Il s'était même un peu avancé dans sa direction. Il l'avait vue vaciller quand le premier obus était tombé et s'était immobilisé. Il avait entendu le second avion arriver ; un instant, il lui avait semblé que l'enfant s'arrêtait, une fraction de seconde, comme si elle renonçait. Mais elle avait eu un mouvement vif, comme un coup de talon ; elle avait plié son buste, projeté ses épaules en avant et tendu ses deux mains devant elle, alors il l'avait regardée avec toute la force dont il était capable et il s'était mis à crier dans sa direction. L'enfant avait senti le deuxième avion se rapprocher comme une brûlure dans son dos. Elle avait trébuché une première fois mais s'était relevée sans cesser de regarder l'homme. Le bruit derrière elle avait encore grossi, l'avion était bas ; une deuxième fois, elle était tombée. Au même moment elle avait vu l'homme se pencher, tendre les mains vers elle et crier encore plus fort « sauve-toi ».
Alors elle s'était redressée du mieux qu'elle pouvait. Sa cheville lui faisait mal. Les battements de son cœur résonnaient à grands coups dans sa tête, elle avait peur, une peur effroyable.

*

On dit que l'enfant s'est retournée vers l'avion et qu'elle a vu l'éclat sombre de l'obus, sa forme de gueule immonde ; quelque chose qu'elle ne connaissait pas s'est alors réfugié en elle, douloureux, et l'a fait regarder une dernière fois en direction de l'homme, tendre une dernière fois son buste en avant, relever la tête et courir sans plus rien savoir ni de sa cheville qui la blessait, ni du pont sous ses pieds, ni de l'eau sous le pont, ni de l'air autour d'elle, tout d'un coup brûlant et rare. « Fillette, a dit alors l'homme à voix basse, avance encore fillette, plus que quelques pas, les derniers », et il a fermé les yeux sous l'effet de la bombe, sa puissance et son fracas.
En haut...

Page 67
« Mercredi 23 janvier. Mon amour. Cette fois j'y suis, cette fois nous y sommes tous. Les avions ont décollé, les bombes sont tombées. Difficile de trouver les mots. Quels mots emploie-t-on dans ces cas-Ià ? Pour dire quoi ? Que je vais bien ? Que je fais ce que j'ai à faire ? Que dès le lendemain du 18 janvier, on nous a dit que nous avions écrasé l’ennemi et que je l'ai cru ? Que ça m'a fait plaisir ? Mais c’était autre chose que du plaisir, Mary, c'était la victoire pure et simple, une vraie flambée dans les tripes, le soulagement, croire que c'était fini, qu'en face ils n'existaient plus, les rayer de la carte, dire nous sommes les plus forts, nous rentrons, la plaisanterie est terminée, et ne pas penser un seul instant aux morts sous nos bombes, pas une seconde... C'est seulement le lendemain, au milieu de la nuit. Ça m'a réveillé. J'ai compris, ça ne faisait que commencer. Le pire était devant. Le pire est devant. Alors j'ai eu peur. Une peur panique. Et la honte. J'ai honte, mon amour. Pardonne-moi. Merci pour tes lettres. Je pense beaucoup à toi. » 

En haut...

Page 75
Mary Miller mit le ventilateur en marche et se servit un verre de gin-fizz glacé. La voix d'Anna cria « Per pietà, soccorretemi ! », Mary Miller s'allongea sur le canapé et ferma les yeux. La voix se faisait déchirante : « Allora rinforzo i stridi miei, chiamo soccorso », et sans savoir pourquoi elle repensa à la tempête qui s'était abattue sur Provo un mois environ après la fin de la guerre, soufflant un vent violent mêlé de grêle. Le lendemain, des centaines d'oiseaux gisaient morts sur les bords du lac, les feuilles des arbres étaient déchiquetées et le vent avait repris de plus belle, soulevant les tuiles et la tôle des toits, détruisant les massifs de fleurs ; des soldats à peine rentrés de la guerre s'immobilisaient parfois au milieu des rues, les plus jeunes surtout, et restaient là sans bouger, le corps courbé, un bras levé contre leur visage ; ils n'entendaient pas quand on les appelait, ils confondaient peut-être les rues de Provo et le désert, ils croyaient peut-être que le sable se soulevait contre eux, ils réentendaient les obus s'écraser contre le sol, puis ils finissaient par se redresser et regardaient autour d'eux ; à ce moment-là, ils se souvenaient sans doute de la victoire et reprenaient leur chemin.