Comme tous les
matins,
l'enfant était partie chercher du lait, puis elle était rentrée par le
pont
sans se presser, en balançant le panier au bout de son bras. L'air doux
annonçait la proximité du printemps, elle chantonnait.
Dans l'avion, un
homme
avait vu le pont. Il avait réglé son viseur, ajusté le tir puis pressé
le
bouton, tandis qu'à côté de lui, un autre homme avait crié « tire ». Le
premier
obus était tombé sur la rive derrière l'enfant, son corps s'était mis à
trembler comme une vitre, le pont avait vacillé, elle avait regardé
l'eau sous
ses pieds qui scintillait, un instant elle avait pensé y sauter mais
elle ne
sait pas nager, alors elle s'était mise à courir ; des gens
criaient
derrière elle, elle entendait surtout les cris aigus de femmes, comme
des
truies qu'on égorge, mais son père lui avait dit « si ça
t'arrive un jour
et qu'il n'y pas de mur où t'abriter, cours et ne te retourne pas, même
si tu
en as envie ». Il ajoutait « on a toujours envie de
se retourner dans
ces cas-là ».
Elle n'avait pas
encore
atteint l'autre rive quand le deuxième avion était arrivé ;
son cœur
s'était affolé, ses sandales étaient tombées, mais elle avait quand
même
redressé la tête et s'était mise à courir encore plus vite, le buste en
avant,
les bras un peu écartés du corps. C'est à ce moment-là qu'elle avait vu
l'homme
sur la rive, en face d'elle. Il la regardait; autour de lui les gens
allaient
dans tous les sens en criant mais lui ne bougeait pas. Il s'était même
un peu
avancé dans sa direction. Il l'avait vue vaciller quand le premier obus
était
tombé et s'était immobilisé. Il avait entendu le second avion
arriver ; un
instant, il lui avait semblé que l'enfant s'arrêtait, une fraction de
seconde,
comme si elle renonçait. Mais elle avait eu un mouvement vif, comme un
coup de
talon ; elle avait plié son buste, projeté ses épaules en
avant et tendu
ses deux mains devant elle, alors il l'avait regardée avec toute la
force dont
il était capable et il s'était mis à crier dans sa direction. L'enfant
avait senti
le
deuxième avion se rapprocher comme une brûlure dans son dos. Elle avait
trébuché une première fois mais s'était relevée sans cesser de regarder
l'homme. Le bruit derrière elle avait encore grossi, l'avion était
bas ;
une deuxième fois, elle était tombée. Au même moment elle avait vu
l'homme se
pencher, tendre les mains vers elle et crier encore plus fort
« sauve-toi ».
Alors elle s'était
redressée du mieux qu'elle pouvait. Sa cheville lui faisait mal. Les
battements
de son cœur résonnaient à grands coups dans sa tête, elle avait peur,
une peur
effroyable.
*
On dit que l'enfant
s'est retournée vers l'avion et qu'elle a vu l'éclat sombre de l'obus,
sa forme
de gueule immonde ; quelque chose qu'elle ne connaissait pas
s'est alors
réfugié en elle, douloureux, et l'a fait regarder une dernière fois en
direction de l'homme, tendre une dernière fois son buste en avant,
relever la
tête et courir sans plus rien savoir ni de sa cheville qui la blessait,
ni du
pont sous ses pieds, ni de l'eau sous le pont, ni de l'air autour
d'elle, tout
d'un coup brûlant et rare. « Fillette,
a dit alors l'homme à voix basse, avance encore fillette, plus que
quelques
pas, les derniers », et il a fermé les yeux sous l'effet de la
bombe, sa
puissance et son fracas.