Couverture : Antimanuel de philosophie
« ...car si l'on considère la façon dont nous sommes instruits, il n'est pas étonnant que ni les écoliers ni les maîtres ne deviennent pas plus intelligents, bien qu'ils deviennent plus savants. »
Montaigne, Livre I, Chapitre 24 - Sur le pédantisme, traduction de Guy de PERNON

Note de l'éditeur :

0n peut philosopher en charentaises, tranquille, sans mettre en jeu le monde comme il va ; on peut aussi user de la philosophie comme de la dynamite - en nietzschéen. C'est ce que propose Michel Onfray dans cet Antimanuel qui interroge philosophiquement le monde réel à partir de questions très contemporaines : l'esclavage généré par les sociétés libérales, les nouvelles limites de la liberté dessinées par le Net, la possible production génétique de monstres, la haine généralisée pour l'art contemporain, la passion du mensonge chez les politiciens, etc.

Les lieux communs de l'époque, les tabous issus des religions monothéistes, les réflexes politiques conservateurs, les hypocrisies mondaines, les valeurs utiles aux mensonges sociaux s'en trouvent mis à mal avec humour et ironie - valeurs défendues par les philosophes cyniques de l'antiquité grecque. On retrouvera dans ces pages des masturbateurs, des babouins, des fumeurs de haschisch, des cannibales, des sportifs, des policiers, des surveillants généraux, d'anciens nazis, des présidents de la république et toute une faune baroque attablée autour d'un banquet philosophique que n'aurait pas renié Socrate.

Ce livre transfigure les contraintes du programme scolaire des élèves de terminale de Michel Onfray en une série de Leçons socratiques et alternatives dans lesquelles la jubilation n'empêche pas la pensée - puisqu'au contraire elle la rend possible.

On peut philosopher en charentaises, comme on peut pseudo philosopher en salon, avec de la dynamite et des révolutionnaires de salon. Un bavardage qui, à mon sens, n'apporte rien à la philosophie. En n'en déplaise à Monsieur ONFRAY, les écoles ne sont pas des prisons, raisonner n'est pas se plier aux conservatismes ambiants, se masturber en public (l'a-t-il seulement essayé ?) ne marque en rien une déclaration de guerre aux églises, aux états, aux communautés constituées.

Pauvres élèves, des classes techniques il est vrai, à qui ce livre est dédié. On peut aisément se passer d'investir dans un tel ouvrage. D'autres auteurs, mêmes mineurs, parfois même philosophes ou religieux, seront mieux à même de nourrir nos questionnements.

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Auteur(s) :

Michel ONFRAY
Né en 1959, Michel Onfray a publié de nombreux ouvrages de philosophie. Souvent rebelle, parfois iconoclaste, il propose un matérialisme libertaire et hédoniste décliné thématiquement : la morale (La Sculpture de soi, prix Médicis de l'essai 1993), la politique (Politique du Rebelle, 1997), l'érotique (Théorie du corps amoureux, 2000), l'autobiographie (plusieurs tomes d'un Journal hédoniste)... Il enseigne la philosophie dans le lycée technique privé Sainte Ursule de Caen de 1983 à 2002. Il fonde une Université Populaire à Caen en 2002.

Références bibliographiques :

Éditions Bréal, 2001, 334 p.
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Extraits :

Page 54

Pourquoi ne pas vous masturber dans la cour du lycée ?

En se masturbant sur la place publique (à vous, maintenant, d'animer la cour de votre lycée...), Diogène signifie aux puissants de ce monde (Alexandre par exemple) et aux passants anonymes que son corps, son énergie, sa sexualité, son plaisir ne sont pas honteux, lui appartiennent et qu'il n'est pas question d'aliéner sa liberté dans une histoire collective. L'onaniste est un célibataire social qui donne à la nature un maximum de pouvoir dans sa vie et concède à la culture le strict nécessaire pour une vie sans encombre et sans violence avec les autres.

Voila une perspective intéressante qui, certes, présente moins de risques pour son intégrité physique que de brûler des voitures, ou de faire le coup de feu avec la police locale. On prend ses petits plaisirs où on peut. Ce qui est plus intéressant encore, c'est la justification donnée à cet acte courageux. Cherchez bien, vous ne trouverez rien dans ce texte sur l'amour (le vrai, pas celui de la télé, du ciné, de la publicité : une rencontre, je baise, je jette), le partage, la vie en société, le respect des autres, mais aussi la prise de risque, l'action et ses conséquences à assumer. Sans compter que la sexualité à deux, de préférence de sexes différents, offre bien plus de possibilités. Pourquoi ne pas copuler joyeusement dans la cour du lycée, plutôt que de jouer en individuel ?

Vivez égoïstement, pour vous seul, ne vous occupez pas des autres : tout ce qui fait la beauté de la société bien libérale qui nous est imposée aujourd'hui ! Il est vrai qu'il se prononce pour un « capitalisme libertaire »... ou « une gestion libertaire du capitalisme ». Il est des fois où, pardonnez ce mauvais jeu de mots, Onfray bien de fermer sa gueule !

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Pages 71 à 76

Que fait donc la Joconde dans la salle à manger de vos grands-parents ?

On se le demande, non ? Et pourtant... Souvent, elle fait partie d'une série d'objets identiques et récurrents (qui se répètent, se retrouvent régulièrement) : des napperons en dentelles proprement étalés sur le dessus d'une télévision et sur lesquels trônent une gondole vénitienne rouge et or, lumineuse et clignotante, ou un poisson aux nageoires tranchantes et au corps taillé dans une corne de vache, des encadrements de photographies de famille décorés de coquillages disposés symétriquement, peints ou recouverts du nom de la ville portuaire de leur provenance, des canevas encadrés avec force baguettes de bois et qui représentent une biche aux abois, un berger allemand ou un enfant poupin échappé d'une publicité pour les savons et les couches-culottes.

Parmi ces objets se trouvent aussi des reproductions d'oeuvres d'art classiques : les Nymphéas de Monet, transformés en nénuphars, la colombe de Picasso un rameau d'olivier dans le bec, l'oiseau sur la mer de Matisse et autres Angelus de Millet du meilleur effet sur les verres à moutarde, les couvercles de boîtes à sucre, les classeurs scolaires, ou les tee-shirts. Pourquoi donc la Joconde, partout utilisée - posters, sérigraphies, timbres-poste, cartes postales, parapluies, cendriers, foulards. Qu'est-ce qui justifie la transformation de ce chef-d'oeuvre de la peinture occidentale, voire mondiale, en illustration prostituée sur tous supports, y compris sous la forme d'une mauvaise reproduction papier placée sous verre et accrochée sur le mur de la salle à manger ?

Pas beau, mais partout...

Rien à voir, ou pas grand-chose, entre cette photo encadrée et le chef- d'œuvre de Léonard de Vinci (1452-1519) intitulé Portrait de Mona Lisa, dite la Joconde, exposé au musée du Louvre. Pour s'en rendre compte, il suffit de suivre les cohortes de touristes étrangers, de repérer le fléchage spécifique dans le musée et d'aller au plus vite dans la salle où elle est présentée sous une vitre blindée, gardée par un personnel toujours au pied de l'oeuvre. A quelques mètres, dans le même endroit, une autre toile de Léonard de Vinci - un saint Jean-Baptiste - est accrochée dans un coin. Personne ne la remarque, ou si peu. La plupart passent à côté sans même s'arrêter. La Joconde est devenue un symbole planétaire, connu et reconnu par tout le monde. Elle signifie l'art à elle seule.

Ce qu'exposent vos grands-parents dans leur salle à manger, c'est un morceau de ce symbole qui leur permet de participer à la relation des hommes avec les oeuvres d'art, au moindre prix. La reproduction accrochée signale deux choses : d'une part le désir de posséder chez soi un objet qui procède de l'art, d'autre part l'incapacité financière d'en acquérir l'original. Le mélange d'un désir esthétique de beauté à domicile et d'impossibilité à le satisfaire réellement. Pour éviter la frustration, le succédané suffit. L'image dupliquée à de multiples exemplaires remplit ce rôle.

Il existe un goût des gens de peu (gens modestes et défavorisés). Ces personnes se distinguent par une culture peu importante, des références artistiques pauvres, rares ou inexistantes. Jamais elles n'ont eu le bonheur et la chance de se faire initier ou d'être mises en situation de comprendre le monde de l'art, bien qu'elles ressentent le besoin de satisfaire une envie de beauté, même sommaire. Sans éducation au codage, sans capacité au décryptage, sans mode d'emploi, elles n'ont pas non plus hérité d'un capital intellectuel transmis par la famille : pas d'habitude des musées français ou étrangers, pas de rapports directs, réguliers et suivis avec la matière même des oeuvres d'art dans des lieux d'exposition, pas de présences au concert, pas de fréquentation des lieux d'apprentissage et de pratique d'un instrument de musique ou d'une technique picturale. Désireux d'aimer l'art, mais bruts dans leurs jugements, les gens de peu sont condamnés à pratiquer le substitut pris par eux pour l'essentiel.

Dans ce cas, on parle d'un goût kitsch. Le terme provient de l'allemand (kitschen, ramasser la boue dans les rues, rénover des déchets, puis recycler du vieux). À défaut d'original (n'espérez pas Léonard chez vous, c'est trop cher ; de toute façon il est invendable, et pour longtemps...), l'amateur de kitsch se contente de la reproduction. Même, et surtout, si elle est effectuée à des milliers ou des millions d'exemplaires. Le bon marché, la grande diffusion, le style surchargé de détails et le mauvais goût définissent habituellement les objets qui flattent cette catégorie de la population. Dans cette pratique, les personnes affirment un goût de classe, un jugement de valeur commun aux individus d'une même origine ou du même paysage social.

Vous faut-il juger, condamner ? Bien sûr que non. Évitez de penser que « tous les goûts sont dans la nature » - ce qui revient à tout justifier, tout accepter et éviter la discussion, la confrontation ou l'échange nécessaires en art, sous prétexte que « les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas ». Hiérarchisez : il existe bel et bien un goût kitsch, populaire, prolétaire, modeste, issu des classes défavorisées socialement et un goût bourgeois, élitiste, haut de gamme, voire snob, parfois, qui sert de signature à un monde d'intellectuels, de riches et de décideurs.

Le goût de chacun provient souvent de ses chances ou de ses malchances, de son milieu ou de son éducation, de ses rencontres ou de son isolement, de son parcours scolaire ou familial : la plupart du temps le goût kitsch caractérise les victimes exclues de la culture, de l'art et du monde des idées par un système qui recourt à l'art pour marquer les relations sociales entre les individus, puis les classes. Moins ridicules ou risibles que sacrifiés sur l'autel du goût dominant, les gens de peu réduits aux plaisirs kitsch avouent sans le savoir leur position dans la société : ils existent hors du circuit des riches, des possédants, des dominants, des acteurs de la société. Les consommateurs de Joconde en papier sont moins à écarter d'un revers de la main qu'à inviter à rejoindre le rang des gens qui s'initient, se cultivent et accèdent de plain-pied au monde de l'art réel.

De tout pour faire du beau

Quand ces gens de peu ne se contentent pas de consommer de l'art kitsch, mais qu'ils le créent, le fabriquent de toutes pièces, on dit qu'ils évoluent dans le monde de l'art brut. Exclus du rapport bourgeois à l'oeuvre d'art, les artistes du brut peignent, sculptent, tissent, modèlent, gravent, pratiquent la mosaïque en toute liberté, sans contrainte, sans souci de plaire à d'autres qu'eux, leurs proches, leurs amis ou leurs familles. Eux d'abord. Paysans, agriculteurs, petits commerçants, femmes au foyer, individus sans travail et sans intégration sociale, ou encore asociaux, débiles légers, fous, malades mentaux, artistes, les artistes de l'art brut se moquent des convenances, du marché, des galeristes, des directeurs de musée, des critiques d'art, des officiels. Seul importe leur besoin de créer avec les matériaux modestes à leur disposition et qui ne coûtent pas cher (des assiettes cassées recyclées en fragments de mosaïque, des crayons de couleur, comme ceux des enfants, des morceaux de papier à tapisser prélevés dans une décharge, des bouts de bois récupérés dans la campagne, dans les rivières, des vieux tissus descendus des greniers, des résidus de poubelle, de la terre à modeler ramassée sur les bords d'un ruisseau, etc.).

Dans une intégrale liberté d'inspiration, de création, de facture, de composition, avec une imagination entièrement débridée, sans avoir à produire pour une institution à même de transformer l'oeuvre d'art en argent, indépendants à l'endroit des gens qui font la loi dans le monde artistique, ces artistes kitsch, ces gens de peu de l'art brut insufflent un véritable vent de fraîcheur dans le monde de l'art. On trouve le même air vif dans les arts premiers qui concernent les peuples dits primitifs, océaniens, africains, mélanésiens, esquimaux. Indépendants du monde occidental et du marché bourgeois, ces objets d'art vivent une existence autonome, en marge.

Quand on les arrache à leurs lieux de production habituels (la ferme de province reculée, l'atelier du retraité, l'hospice miteux, l'asile effrayant, la chambre saturée de détritus pour les acteurs de l'art brut, mais aussi le village africain, le lagon du Pacifique, l'igloo inuit pour les arts premiers) pour les installer dans des musées, à côté d'étiquettes qui les expliquent, les commentent, les situent, quand on les désolidarise de leur milieu d'origine pour les présenter hors leur vitalité première, ces objets reçoivent la bénédiction des autorités, sortent du kitsch et du primitif pour devenir des objets d'art à part entière. Car, aujourd'hui, le musée crée et fabrique l'art. D'où la nécessité, pour vous, de disposer d'un véritable œil exercé afin d'éviter la tyrannie des jugements dominants et officiels dans votre appréciation.

Michel ONFRAY est un fin connaisseur en arts et culture de classe : c'est un grand professeur, philosophe de surcroît... Un Notable, un Homme de Culture, pas un de ces gens de peu, ces incultes sans goût, ces primitifs de l'Art et sans doute du reste, ces femmes au foyer, débiles légers et autres fous -je ne vais tout de même pas citer tout le monde ! Que cela ne vous empêche pas de décorer votre chez-vous à votre goût, avec les reproductions d'œuvres que vous aimez, des grottes de Lascaux à Vinci ou Picasso, si le cœur vous en dit. Et tant pis si d'autres, collectionneurs de coffres forts, n'ont pas les mêmes goûts que vous, sont plus snobs, ... ! Point n'est besoin d'une quelconque reconnaissance financière, l'art n'est pas un commerce, c'est un plaisir, celui de faire ou de regarder, celui de l'œil, celui du cœur ; ça n'a pas de prix.

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Pages 106 à 109

Le smicard est-il l'esclave moderne ?

C'est vraisemblablement le cas si l'on définit l'esclave comme l'individu qui ne se possède pas mais appartient à un tiers à qui il est obligé de louer sa force de travail pour survivre. Bien sûr, on peut encore trouver pire que le smicard : le chômeur en fin de droit, le sans domicile fixe, les prostitués de tous âges et de tous sexes ou, hors d'Europe, les enfants au travail ou les adultes qui passent plus de douze heures par jour à une activité payée de quelques francs, de quoi acheter du pain et des légumes. Dans tous les cas, ces individus croupissent en victimes du capitalisme qui, dans sa version libérale, se caractérise par un usage de la technique exclusivement indexé sur l'argent, le profit et la rentabilité. Est esclave quiconque subit ce processus et joue dans la société un rôle dégradant qu'il n'a pas le luxe de refuser.

Certes l'esclavage a toujours existé, et pas seulement à partir du moment où le capitalisme libéral a pris en main les destinées de l'Occident, puis de la planète. Construire des pyramides, édifier des villes, creuser des canaux, tracer des routes, bâtir des cathédrales, produire des richesses a toujours supposé, au travers des âges, une classe exploitée, la plus nombreuse, et une classe exploiteuse. Passé le temps de la découverte, la technique permet aux plus forts de dominer les plus faibles. De l'âge des cavernes à celui d'Internet, la technique agit toujours en instrument de domination d'un groupe sur un autre.

La guerre continuée par d'autres moyens

Aujourd'hui, la technique se met au service de la classe qui possède les moyens de production. L'organisation du travail s'effectue dans le sens libéral et la technique sert ce projet aux antipodes de l'homme : dégager des bénéfices qui seront redistribués aux actionnaires, augmenter le capital des investisseurs, rentabiliser l'entreprise. On produit moins des biens de consommation pour satisfaire la population qu'on ne fabrique des objets de mode, périssables, afin d'obtenir du consommateur qu'il achète, fasse circuler son argent et l'injecte dans la machine libérale. La technique sert souvent à augmenter ce vice dans un circuit de production dissocié des finalités eudémonistes (qui tendent au bien-être du plus grand nombre) pour viser une création maximale d'argent dont la circulation virtuelle est soumise aux spéculations des détenteurs d'actions.

Or il existe une alternative à l'usage aliénant de la technique. Elle suppose son utilisation à des fins libertaires. Dans les années qui suivent la folie de consommation associée à l'après-guerre, Herbert Marcuse (1898-1979) critique l'usage exclusivement capitaliste de la production des richesses et de la soumission de la technique aux fins du marché libéral. Contre un usage aliénant des machines, il propose d'inverser les valeurs et de mettre la machine au service des hommes : réduire le temps passé au poste de travail, diminuer la pénibilité des tâches, supprimer leur dangerosité, voire leur nocivité mortelle, humaniser le labeur en abolissant les tâches répétitives, penser la machine pour l'homme et non l'inverse.

En utilisant la technologie à des fins humanistes et libertaires, et non inhumaines et libérales, on augmente le temps de loisir et on diminue les heures passées auprès d'un poste de travail dans une journée et dans une vie. Là où les hommes dépensent l'essentiel de leur force et de leur énergie, une révolution dans l'usage des machines permet d'imaginer une robotisation maximale qui réduise le temps de travail à deux ou trois heures partout consacrées à produire les richesses nécessaires à la seule consommation essentielle. Plus besoin de stocks en excès, la production sert alors au bien-être des individus et non à asseoir la tyrannie intégrale du libéralisme.

Nouveaux résistants, nouveaux collaborateurs ?

Inspirés en partie par ces analyses, des sociologues contemporains prophétisent la fin du travail, sa disparition après sa raréfaction organisée par le triomphe machiniste. Contre la réduction du monde à de purs et simples échanges marchands, ils célèbrent les relations humaines, sociales, les relations de quartier, de couple, de famille et d'amitié à même de fabriquer un tissu social essentiel pour lutter contre la fragilité de la société. L'esclave aujourd'hui, c'est aussi l'individu privé de relations humaines, coupé du monde ou relié à lui par des réseaux de providence (l'ANPE, l'aide sociale, les associations humanitaires, restaurants du cour, ATD Quart Monde, etc.).

L'usage des technologies nouvelles autoriserait un progrès teinté d'humanisme, notamment via la révolution informatique. Car les liaisons planétaires décloisonnent les séparations administratives (le village, la ville, le département, la région, la nation) pour ouvrir l'énergie à des flux libres et généralisés tout autour de la planète. La révolution des techniques virtuelles permet de réactualiser l'ancienne critique de la société de consommation, du mode de production capitaliste des richesses et de son mode libéral de distribution, elle laisse entrevoir l'usage libertaire de la machine, la fin du travail, la nécessité d'un nouveau lien social, l'urgence d'un élargissement de la politique à la citoyenneté militante et radicale des associations libres ou de la cyber-résistance.

Là où la technique permet un progrès matériel, elle annonce souvent une régression morale. Là où nous en sommes, changement de millénaire oblige, les conséquences des technologies nouvelles ne peuvent se penser : qui pouvait imaginer la fission nucléaire et la bombe atomique pendant la Première Guerre mondiale ? De même, on ne peut prévoir ce que donneront ces énergies nouvellement libérées par la mise en réseau planétaire des initiatives publiques et privées.

Nous sommes condamnés à penser la technique passée. A peine pouvons-nous saisir les modalités de la technique présente. Celle du futur relève actuellement de la fiction, à la manière dont on imaginait le XXe siècle à l'époque de Rousseau (1712-1778) et de Voltaire (1694-1778). Les révolutions induites produisent leurs effets avec le temps : quand il imprime son premier livre sur presse, Gutenberg n'imagine pas le bouleversement qu'il prépare ni la modernité qu'il rend possible. Le livre a servi de support aux hommes qui, après lui, ont accéléré la sortie du Moyen âge pour entrer dans la Renaissance, puis la période moderne et le monde contemporain. Le livre accuse aujourd'hui des signes de dépression, peut-être amorce-t-il une courbe descendante. On ne lit glus, ou de moins en moins, ou de plus en plus mal. En même temps, on écrit de plus en plus, on publie de plus en plus, tout et n'importe quoi : la quantité tue la qualité. Les temps à venir vont développer une technologie qui risque de déclasser le livre dont on connaîtrait alors les dates de naissance et de décès.

Le papier disparaît au profit des informations virtuelles. Vraisemblablement, la technique de demain les décuplera. Fin des machines classiques, des relations millénaires entre les hommes, du travail envisagé selon les modalités ancestrales, des productions traditionnelles. Fin également d'une forme d'esclavage avant l'apparition d'une autre, peut-être plus perfide, plus rouée, plus dangereuse parce que planétaire. Loin du smicard en passe de disparaître lui aussi, l'esclave définit désormais l'homme dénaturé, ignorant l'antique poids de la nature dont les potentialités sont mises sous perfusion techniciste. Avec le triomphe de la technique, l'homo artifex (l'homme artifice) va détrôner définitivement l'homo sapiens (l'homme penseur). L'esclavage touchait jadis le corps, il s'apprête aujourd'hui à emporter les âmes.

Nous voici rassurés, le religieux, particulièrement le chrétien, n'est pas seul responsable de nos malheurs ; le technique y est aussi pour quelque chose. Maudit celui qui a inventé la roue, la machine à laver, le stylo à bille, l'imprimerie qui sert à éditer certains livres à grande échelle, ...

Mais pourquoi « le smicard » ? Cela sonne comme les « gens de peu », les ploucs ; un rien hautain, condescendant. Toutes proportions gardées, si « l'on définit l'esclave comme l'individu qui ne se possède pas mais appartient à un tiers à qui il est obligé de louer sa force de travail pour survivre », tout salarié, de l'ouvrier au cadre supérieur, est esclave. Et je ne parle pas du sous-traitant, patron artisan et ses salariés au service d'une entreprise plus importante. Tous dépendent du divin patron, généralement un groupe d'actionnaires. Et le moins libre, le plus esclave, est rarement payé au SMIC. Il faudrait peut-être que Monsieur le Professeur rencontre la vraie vie d'aujourd'hui... Ne faut-il pas « partir du réel et construire avec celui-ci (Michel Onfray, cité dans Wikipedia) » ?

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Pages 124 à 127

Pourquoi votre lycée est-il construit comme une prison ?

Parce que dans cet endroit comme partout ailleurs, on n'aime pas la liberté et qu'on s'entend magnifiquement à la contenir, la réduire, la contraindre ou la limiter au maximum. Le pouvoir d'aller et venir, de circuler librement sans entrave, de se mouvoir sans avoir de comptes à rendre, celui d'user comme on le souhaite de son temps, de ses nuits et de ses jours, de décider de ses heures de lever et de coucher, celui de travailler ou de se reposer, de manger, de dormir, tout ce qui manifeste l'autonomie de l'individu (la possibilité de décider de son existence dans le moindre détail) gêne considérablement la société dans son ensemble. Voilà pourquoi elle a inventé un certain nombre d'institutions qui fonctionnent selon des techniques de quadrillage : quadrillage de votre espace, quadrillage de votre temps.

La société n'aime pas la liberté car elle n'engendre pas l'ordre, la cohésion sociale, la communauté utile mais plutôt l'éclatement des activités, l'individualisation et l'atomisation sociale. La liberté fait peur, angoisse : elle inquiète l'individu, qui se retrouve face à lui-même, dans le doute, devant la possibilité de choisir, donc d'expérimenter le poids de la responsabilité ; mais elle gêne également la société qui préfère des personnages intégrés dans le projet prévu pour chacun plutôt qu'une multiplicité de pièces jouées par des petits groupes d'individus.

Et les professeurs, professionnels ordinaires ou de vocation, en sont les matons. Merci tout de même à mon vieux professeur de français des années lycée. Il était aussi professeur de philosophie ; il m'a ouvert l'esprit, fait découvrir Montaigne et bien d'autres. Quel plaisir vécu, quant il nous déclamait « La chanson de Roland » ou « Le Roman de Renard ». Je n'ai pas souvenir d'avoir été en prison, mais bien d'avoir appris à vivre libre, les yeux grands ouverts.

Mais, peut-être, Monsieur le Professeur parle-t-il d'expérience ? Peut-être que la discipline à lui imposée au pensionnat catholique de Giel, ou celle du lycée privé Saint Ursule de Caen, lui font-elles penser que les lieux d'enseignement sont des prisons ? Son athéisme sectaire serait-il lui-même partie de cette expérience ? De cas particuliers, il n'est pas bon de faire une généralité. Peut-être la rencontre avec un certain Freud, ou un de ses disciples...

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Page 186

Peut-on recourir à la violence ?

Parfois, quand tout a été tenté, tout, vraiment tout, et qu'on risque sa peau, sa santé mentale ou physique à subir un individu décidé à vous nuire, on ne peut l'éviter. Faire un principe absolu de la non-violence, c'est donner raison a priori à l'adversaire prêt à utiliser tous les moyens. Si le monde était idéal, on n'aurait pas besoin d'en venir à ces extrémités, bien évidemment, mais il ne l'est pas et, en termes de salut personnel, la violence peut réaliser ce que la sécurité publique, la morale, la santé mentale ne parviennent pas à obtenir malgré leurs efforts séparés ou conjugués. Elle est un mal nécessaire, s'en priver revient à déclarer vainqueur l'individu convaincu de ne pas y renoncer – et ce spécimen ne disparaîtra pas, malheureusement...

Malheureusement, on constate que le recours à cette arme entraîne un mouvement que seule arrête la destruction de l'un des deux protagonistes Y recourir, c'est constater son incapacité à épuiser sa haine contre qui on la dirige. Avant le coup donné et après, le sentiment mauvais persiste, inchangé, absolument intact. La violence se défend moralement puisqu'elle arrête un processus qui menace d'être destructif et catastrophique, dans le cas où elle est défensive. Offensive, en revanche, elle est intenable : l'histoire des hommes et celle des nations procèdent pourtant de cette énergie sombre qui agit en moteur de l'histoire.

Le recours à la violence ne se justifie QUE si l'on est certain d'être le plus fort. Ou en signe d'impuissance, en marque de désespoir, d'abandon de la raison, seul, vraiment seul ou abandonné de tous. Sinon, l'usage de la violence, c'est l'homme, de l'âge de pierre à l'ère atomique, le singe civilisé, les bandes de gamins qui s'entretuent pour un territoire de deal, les militaires sur le Champ d'Honneur qui est surtout le Champ d'Horreur... L'humain, l'idéal à atteindre -si possible avant que l'homme, dans un acte ultime de lucidité, ne s'autodétruise, ne détruise sa planète- fera un principe absolu de la non-violence, de l'intelligence, de la raison. Il préfèrera peut-être tendre la joue gauche, plutôt que de rendre œil pour œil. Mais nous verrons plus loin que Monsieur le Professeur ignore même ce que raison veut dire !

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Pages 268 à 272

Pourquoi faudrait-il être raisonnable ?

Qui parmi vous peut bien jurer n'avoir jamais entendu : « Sois raisonnable », « Tu n'es pas raisonnable », « Ça n'est pas raisonnable » ou « Quand seras-tu donc enfin raisonnable ? » et autres invitations à se ranger aux arguments des parents ? Personne. En fait, les adultes ne peuvent s'empêcher de reprendre ou critiquer un comportement qui, à leurs yeux, passe pour immature, enfantin ou retardataire. Quiconque vous reproche de n'être pas raisonnable croit avoir raison et s'autorise de ce sentiment pour ordonner, juger et donner son avis. Car l'usage de la raison est un enjeu social véritable, une logique de guerre évidente dans le combat pour être adulte – comme on dit. Être raisonnable consiste à utiliser sa raison comme les autres. Souvent on gratifie quelqu'un d'un : « Tu as raison » lorsque tout bonnement il pense comme nous et émet un avis très exactement semblable au nôtre. D'où l'idée qu'en étant raisonnable, on avance une proposition impossible à blâmer, qu'on fait preuve d'un jugement sain et normal – en un mot, qu'on n'est pas déraisonnable. On ne peut mieux mettre en perspective cette expression et ses sous-entendus : un individu normalement constitué utilise sa raison comme tout le monde, pour mettre ses opinions en conformité avec celles du plus grand nombre.

De même, cette expression signifie aussi qu'on sait contenir et retenir ses désirs ou ses envies. L'enfant qui veut tout immédiatement est appelé déraisonnable, celui qui renonce à ses désirs, en revanche, est qualifié de raisonnable. Ainsi, la raison agit comme un instrument d'intégration sociale et de maîtrise de soi via le renoncement à ses impulsions premières. Détruire en soi les désirs, refuser les pulsions qui veulent, voilà qui signale l'individu raisonnable, certes, mais aussi responsable, digne de considération. Renoncer à soi, au monde, différer ses envies, voire les éteindre : comment proposer projet plus sinistre aux enfants, aux adolescents, voire aux adultes ?

Prendre ses désirs pour la réalité – ou l'inverse ?

Les adultes intègrent l'adolescent dans leur monde s'il a bien appris à mettre ses désirs au second plan et. à faire primer les impératifs de la réalité. La raison fonctionne alors nettement comme un instrument normatif (productif de normes), une faculté utile pour inverser la priorité enfantine qui fantasme la réalité d'après son désir. L'adulte se définit à l'inverse : il prend la réalité pour son désir, transforme le réel en objet à vouloir et finit par s'en accommoder. La raison raisonnable fabrique de l'ordre social qui reproduit les mécanismes hiérarchiques utiles au bon fonctionnement du monde comme il va. Là où sévit la vitalité naturelle, la raison opère bien souvent une conversion et remplace ce mouvement impulsif par une soumission culturelle, un ordre policé.

La raison peut également servir à justifier autre chose que l'ordre social. Elle sert aussi parfois et malheureusement à légitimer des options indéfendables, immorales ou dangereuses. Son usage ne garantit pas l'obtention de pensées saines, élevées et délicates ou moralement défendables. En tant qu'instrument, elle sert aux plus belles tâches comme aux plus basses besognes. Méfiez-vous donc de l'usage de la raison s'il cache une idéologie perverse et dangereuse. La raison a aussi son versant sombre, elle ne sert pas toujours à libérer les peuples : elle est également utilisée par des rhéteurs, des parleurs habiles, des dialecticiens retors (de beaux parleurs capables d'emporter les suffrages par des procédés malhonnêtes), des tribuns hypnotiques qui enveloppent la négativité dans des formes spécieuses, rationnelles et apparemment logiques.

Les fascismes, les tyrannies, les régimes autoritaires, les colonialismes se sont développés avec des raisons, des arguments, des démonstrations, des théories, de la dialectique, de la science aussi. Hitler, Lénine, Staline, Mao, Pétain, tous ont eu recours à la raison pour fasciner des peuples et les conduire du côté où triomphe la pulsion de mort, la haine de l'autre, l'intolérance et le fanatisme destructeur des hommes. Les doctrines de l'espace vital, la lutte des plus forts contre les moins adaptés, la haine des Juifs, la guerre impérialiste comme santé de la civilisation, la destruction de la bourgeoisie, la dictature du prolétariat, la lutte des classes, la révolution nationale, toutes ces idées-programmes ont été largement développées à coup de raisonnements, de raison singulière, à l'aide des armes habituelles de la rhétorique et de l'exposition d'idées, avant d'enfanter les chambres à gaz, les camps de la mort, le goulag puis, plus tard, toujours avec la même ferveur rationnelle, la bombe atomique, la purification ethnique, la guerre chimique. La raison enfante aussi des monstres.

A l'origine du pire, on trouve des passions nauséabondes, des pulsions animales et violentes, des désirs de meurtre, des ressentiments recuits, de la haine du monde en pagaille, de la volonté de vengeance, car tous les dictateurs construisent essentiellement leur pouvoir sur ces pulsions fortes et bestiales. Ensuite, ils usent de la raison pour travestir ces intérêts premiers et leur donnent une forme acceptable, présentable, à laquelle un très grand nombre d'individus finit par consentir. Être raisonnable, alors, consiste à se rendre aux arguments de l'autorité, de la majorité, du chef, du dictateur. Déraisonnable, l'individu refusant de se plier à ces raisons pernicieuses ? On a enfermé, emprisonné sous l'accusation de folie les rebelles à cette raison majoritaire et obéissante, ceux qui préféraient la raison critique et résistante. Les régimes politiques appellent souvent fou l'individu qui conserve sa raison quand tous l'ont perdu ou en usent de manière errante. A la manière du fou qu'on estime dépourvu de raison, l'opposant aux lieux communs de son époque passe souvent, voire toujours, pour un original, un genre de doux dingue auquel on accorde parcimonieusement le droit de divaguer, ou à qui l'on offre de temps en temps des séjours en hôpital psychiatrique.

Quand la raison n'est pas raisonnable

La raison ne doit pas servir d'idole, comme ce fut le cas pendant la Révolution française où les Temples de la Raison (des églises transformées en endroits consacrés à la vénération de la Raison parfois personnifiée sous les traits d'une jeune fille transportée en procession) fleurissaient à l'ombre des guillotines où étaient décapités les hommes et les femmes que l'on ne trouvait pas raisonnables parce qu'ils ne défendaient pas les idées des pourvoyeurs de la Veuve (le surnom donné à l'appareil de Guillotin). Culte de la raison chez Lénine aussi, amateur de dialectique (l'art d'exposer ses idées sous une forme scientifique, rigoureuse et apparemment irréfutable) et inventeur des camps de déportation en Sibérie. Méfiez-vous raisonnablement de la raison en sachant qu'elle sert aussi à réaliser des fins coupables.

Le risque dans l'entreprise rationalisatrice consiste toujours à vouloir réduire le réel et la complexité du monde à des formules pratiques mais fautives. La raison sert souvent à réduire à une poignée d'idées simples une réalité plus compliquée qu'on ne l'imagine a priori. La réduction rationnelle et la planification supposent que le réel soit rationnel et que le rationnel puisse toujours devenir réel. Or il existe un monde entre ces deux univers qui communiquent assez peu et entretiennent des relations difficiles. On perd en intelligence dès qu'avec la raison on emprisonne en quelques mots un monde divers, diffus, éclaté ; de même, on risque la simplification outrancière si l'on se décide à faire du rationnel dont on a l'idée un modèle à incarner pour produire des effets dans l'histoire.

Les utopistes du XIXe siècle ont désiré des sociétés qui leur semblaient rationnelles, raisonnables. Tout y était décidé : de la forme du vêtement à l'organisation des repas en passant par la dimension des maisons, la répartition des tâches, la structure de la ville, le statut des enfants, des femmes, des hommes, des personnes âgées, des morts, rien n'était laissé au hasard, tout était rigoureusement planifié selon des principes rationnels. La raison ayant occupé tout l'espace, il ne restait plus de place pour la fantaisie, l'imagination, l'invention, la création la vie. Toutes les expériences qui visaient la réalisation de ces microsociétés utopiques se sont transformées en échecs...

Là où le raisonnable, le rationnel et la raison triomphent sans partage, l'ennui souvent surgit, voire pire. Qu'on laisse à la raison le pouvoir exclusif de dissiper les illusions, de détruire les croyances, d'être un instrument critique, de mettre à bas les fictions fautives et coûteuses en sang humain. Dès qu'elle contribue à fabriquer de nouvelles illusions, à donner le jour à des chimères rationnelles, elle annonce toujours le pire, qu'elle devrait au contraire nous aider à craindre lucidement, puis à conjurer.

Qu'est-ce que la raison ? « La raison est une faculté de l'esprit humain dont la mise en œuvre nous permet de fixer des critères de vérité et d'erreur, de discerner le bien et le mal et de mettre en œuvre des moyens en vue d'une fin donnée. (Wikipedia) ». Ainsi est-il jugé raisonnable de ne pas s'opposer directement à plus fort que soi, d'user d'intelligence plutôt que de violence. Tout animal doté d'un cerveau normalement constitué sait cela. Mais, ce n'est pas de raison qu'il s'agît ici. Voici, une nouvelle fois, la vision particulière de Monsieur le Professeur : la raison raisonnable conduit au fascisme ; donner raison à autrui signifie que l'idée émise est identique à la sienne propre ; la raison est ennuyeuse ; etc. Curieux autant qu'étrange... Je ne voudrais pas vexer les ânes, mes frères ; je ne dirais donc pas que tout ceci n'est qu'un tissu d'âneries. Tournons vite la page.

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